Seifallah Ben Hassine, alias Abou Iyadh, l'islamo-terroriste que les "révolutionnaires" ont libéré en 2011.
"Le terrorisme est une conséquence de l'abandon de notre région par l'État", affirme, avec le calme que procure la certitude, Moncef, un professeur d'histoire-géographie au lycée de Fernana. Cette localité sans célébrité a fait la une de l'actualité lorsqu'une cellule terroriste s'y est manifestée le jeudi 30 mai. Il est minuit dans un hameau situé à quatre kilomètres de cette ville. "Un maquisard", selon l'expression utilisée par un fin connaisseur de ce lieu, frappe à la porte de Jouneidi. Il travaille à l'hôpital. Le jeune homme qui se tient devant lui, en uniforme salafiste, exige de lui "pain et eau". Son groupe se cache dans la forêt avoisinante peuplée de bergers et d'agriculteurs. Difficile de s'approvisionner. Jouneidi s'exécute. Il donne ce qu'il a. Femme et enfants dorment. Puis, après un délai de trente minutes, il se rend au poste de police de Fernana, déclare les faits et signale les salafistes. Sans succès. La police laisse passer l'information. Celle-ci filtre. Le bouche-à-oreille, ce téléphone sans carte Sim, fonctionne au mieux de son réseau. La punition ne tarde pas. Le lendemain soir, le groupe pénètre dans la maison de Jouneidi et le tabasse. Il frôle la mort. Il quittera l'hôpital, celui-là où il travaille, deux jours plus tard. Choqué par la nonchalance policière, apeuré. S'ils revenaient... Le porte-parole du ministère de l'Intérieur demande aux médias de ne pas couvrir ces faits. Il est exaucé.
Fernana, comme une ville qui n'existe pas
Cette entaille terroriste dans le tissu démocratique tunisien n'a rien d'exceptionnel. "Cela existait avant la révolution, depuis 2005-2006, mais c'était caché par le régime Ben Ali, confie un édile de Jendouba. Et de poursuivre : "En 2011 et 2012, l'Etat a disparu de notre région." Au lendemain de la fuite à Jeddah, en Arabie saoudite, de Ben Ali, sa police s'est éclipsée. Cachée. Par peur des représailles après vingt-trois ans d'impunités, de coups distribués ad nauseam et de bakchich. "La police était sous-payée sous Ben Ali", admet un officier de la garde nationale, la gendarmerie tunisienne. "En échange, elle avait le droit de racketter le peuple, de l'emprisonner par plaisir." Des pratiques qui ont nourri la colère populaire. 14 janvier 2011, fuite du despote, fin de la révolution. Le roi est nu, pas son système. L'appareil au service du président Zine Ben Ali fait profil bas, joue la montre, s'entoure des meilleurs avocats, profite de la faiblesse de la troïka menée par les islamistes d'Ennahdha. En souterrain, ils se renforcent, attendent. Le terrorisme a fait irruption dans de nombreux endroits du pays. Monastir, la ville de Bourguiba, Gafsa, la ville frondeuse maintes fois réprimée, Kasserine il y a peu. La maison familiale du ministre de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, y a subi durant quarante-cinq minutes le canardage d'un groupe terroriste au centre de cette enclave. On comptera quatre morts parmi les forces de l'ordre, des jeunes hommes de 20-21 ans. Fernana suivra dans la chronologie djihadiste. Pour Moncef, "la marginalisation de (leurs) régions alimente leur machine de guerre".
Il y a comme qui dirait deux Tunisie qui s'affrontent
Fernana en deux chiffres. 40 % de chômeurs, 70 % de la population non raccordée à l'eau potable. Sur la route de Bou Salem, à 35 km, des cortèges de femmes portent des bidons qu'elles vont remplir aux puits. Des kilomètres de marche "pour un droit fondamental", constate, épuisée, une femme de la société civile. La région fournit pourtant l'eau courante de la Tunisie. Si l'eau récoltée à Fernana ne va pas à Fernana, l'essence de contrebande pullule le long des routes. Moncef, le prof, justifie cette pratique. "Si tu fais le trafic avec l'Algérie, un aller et retour en Isuzu te coûte cent dinars tunisiens", dit-il. "Pour un convoi de 70 litres, un trajet de 25 km, cela te rapporte 8 000 dinars, une somme très importante pour une ville sans travail", ajoute-t-il. Conséquence : les contrebandiers sont les nouveaux riches de la région et le prix du mètre carré a doublé. Un truisme. Un ancien, un érudit, juge "coupables Bourguiba et Ben Ali d'avoir dédaigné les régions de l'intérieur au profit des côtes". Le développement des régions du Nord-Est n'a jamais été à l'ordre du jour du pouvoir. Et la révolution n'a rien changé. Ce gouvernorat, celui de Jendouba, a bénéficié d'un budget de 600 millions de dinars. À peine 20 % ont été utilisés en presque quatre ans. Désormais, deux métiers coexistent : "ceux de l'administration et ceux de la contrebande". Au point que la station-service StarOil de Fernana devient un parc d'attractions faute de clients au prix légal de l'essence. Et c'est ainsi dans tout le nord-est de la Tunisie. Les espoirs girondins au pays du supposé jasmin sont mort-nés. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le 14 janvier sont jugés "humiliants". Aucun n'a manifesté "une volonté réelle de rééquilibrer la Tunisie". Entre Hammamet, le Saint-Tropez local, et Le Kef, ville dédaignée depuis des décennies, deux mondes, deux castes. Les puissants et les déshérités. Night-club et palace pour les uns, résignation et misère pour les autres. Ce gap entre l'élite, financièrement parlant, et le Tunisien s'accroît. Et fait le lit du terrorisme. "Face au chômage, à l'absence de services publics, de justice, les 15-20 ans succombent aux sirènes salafistes", dénonce le prof d'histoire-géographie. Les raisins de la colère sont moissonnés non par la nouvelle démocratie, mais par une idéologie nommée Ansar al-Charia.
Changement de cap pour les salafistes
L'organisation d'Abou Iyadh à l'origine de l'assaut de l'ambassade américaine le 14 septembre 2012 a été tardivement déclarée "organisation terroriste". Le cheikh Ghannouchi, le leader islamiste, les considérait comme ses "frères". La mise à sac de la représentation diplomatique US en Tunisie, ainsi que son école, a tempéré les ardeurs fraternelles. Depuis, Ansar recule. Il ne plastronne plus dans les marchés avec ses bannières et slogans. Mais il se fonde dans la forêt. Celle de Fernana et celle du mont Chambi, l'Afghanistan de la Tunisie. Et l'armée et la police peinent à les démasquer. Depuis la révolution, la Tunisie comptabilise 31 soldats tués. Sans qu'un parti politique d'envergure - les islamistes d'Ennahdha et le Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi - ne se soucie de l'avenir des régions intérieures. Voilà un terreau fertile pour les terroristes venus de Libye, une terre d'élections pour les artilleurs d'Allah. L'armée tunisienne patrouille, mitraillette en main. Dans le dédale du Nord-Est, cellules djihadistes et galons tunisiens se croisent, s'entrecroisent. Dans un silence médiatique tétanisant.
Par Benoît Delmas, Le Point du 8 juin 2014.
Fernana, comme une ville qui n'existe pas
Cette entaille terroriste dans le tissu démocratique tunisien n'a rien d'exceptionnel. "Cela existait avant la révolution, depuis 2005-2006, mais c'était caché par le régime Ben Ali, confie un édile de Jendouba. Et de poursuivre : "En 2011 et 2012, l'Etat a disparu de notre région." Au lendemain de la fuite à Jeddah, en Arabie saoudite, de Ben Ali, sa police s'est éclipsée. Cachée. Par peur des représailles après vingt-trois ans d'impunités, de coups distribués ad nauseam et de bakchich. "La police était sous-payée sous Ben Ali", admet un officier de la garde nationale, la gendarmerie tunisienne. "En échange, elle avait le droit de racketter le peuple, de l'emprisonner par plaisir." Des pratiques qui ont nourri la colère populaire. 14 janvier 2011, fuite du despote, fin de la révolution. Le roi est nu, pas son système. L'appareil au service du président Zine Ben Ali fait profil bas, joue la montre, s'entoure des meilleurs avocats, profite de la faiblesse de la troïka menée par les islamistes d'Ennahdha. En souterrain, ils se renforcent, attendent. Le terrorisme a fait irruption dans de nombreux endroits du pays. Monastir, la ville de Bourguiba, Gafsa, la ville frondeuse maintes fois réprimée, Kasserine il y a peu. La maison familiale du ministre de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, y a subi durant quarante-cinq minutes le canardage d'un groupe terroriste au centre de cette enclave. On comptera quatre morts parmi les forces de l'ordre, des jeunes hommes de 20-21 ans. Fernana suivra dans la chronologie djihadiste. Pour Moncef, "la marginalisation de (leurs) régions alimente leur machine de guerre".
Il y a comme qui dirait deux Tunisie qui s'affrontent
Fernana en deux chiffres. 40 % de chômeurs, 70 % de la population non raccordée à l'eau potable. Sur la route de Bou Salem, à 35 km, des cortèges de femmes portent des bidons qu'elles vont remplir aux puits. Des kilomètres de marche "pour un droit fondamental", constate, épuisée, une femme de la société civile. La région fournit pourtant l'eau courante de la Tunisie. Si l'eau récoltée à Fernana ne va pas à Fernana, l'essence de contrebande pullule le long des routes. Moncef, le prof, justifie cette pratique. "Si tu fais le trafic avec l'Algérie, un aller et retour en Isuzu te coûte cent dinars tunisiens", dit-il. "Pour un convoi de 70 litres, un trajet de 25 km, cela te rapporte 8 000 dinars, une somme très importante pour une ville sans travail", ajoute-t-il. Conséquence : les contrebandiers sont les nouveaux riches de la région et le prix du mètre carré a doublé. Un truisme. Un ancien, un érudit, juge "coupables Bourguiba et Ben Ali d'avoir dédaigné les régions de l'intérieur au profit des côtes". Le développement des régions du Nord-Est n'a jamais été à l'ordre du jour du pouvoir. Et la révolution n'a rien changé. Ce gouvernorat, celui de Jendouba, a bénéficié d'un budget de 600 millions de dinars. À peine 20 % ont été utilisés en presque quatre ans. Désormais, deux métiers coexistent : "ceux de l'administration et ceux de la contrebande". Au point que la station-service StarOil de Fernana devient un parc d'attractions faute de clients au prix légal de l'essence. Et c'est ainsi dans tout le nord-est de la Tunisie. Les espoirs girondins au pays du supposé jasmin sont mort-nés. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le 14 janvier sont jugés "humiliants". Aucun n'a manifesté "une volonté réelle de rééquilibrer la Tunisie". Entre Hammamet, le Saint-Tropez local, et Le Kef, ville dédaignée depuis des décennies, deux mondes, deux castes. Les puissants et les déshérités. Night-club et palace pour les uns, résignation et misère pour les autres. Ce gap entre l'élite, financièrement parlant, et le Tunisien s'accroît. Et fait le lit du terrorisme. "Face au chômage, à l'absence de services publics, de justice, les 15-20 ans succombent aux sirènes salafistes", dénonce le prof d'histoire-géographie. Les raisins de la colère sont moissonnés non par la nouvelle démocratie, mais par une idéologie nommée Ansar al-Charia.
Changement de cap pour les salafistes
L'organisation d'Abou Iyadh à l'origine de l'assaut de l'ambassade américaine le 14 septembre 2012 a été tardivement déclarée "organisation terroriste". Le cheikh Ghannouchi, le leader islamiste, les considérait comme ses "frères". La mise à sac de la représentation diplomatique US en Tunisie, ainsi que son école, a tempéré les ardeurs fraternelles. Depuis, Ansar recule. Il ne plastronne plus dans les marchés avec ses bannières et slogans. Mais il se fonde dans la forêt. Celle de Fernana et celle du mont Chambi, l'Afghanistan de la Tunisie. Et l'armée et la police peinent à les démasquer. Depuis la révolution, la Tunisie comptabilise 31 soldats tués. Sans qu'un parti politique d'envergure - les islamistes d'Ennahdha et le Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi - ne se soucie de l'avenir des régions intérieures. Voilà un terreau fertile pour les terroristes venus de Libye, une terre d'élections pour les artilleurs d'Allah. L'armée tunisienne patrouille, mitraillette en main. Dans le dédale du Nord-Est, cellules djihadistes et galons tunisiens se croisent, s'entrecroisent. Dans un silence médiatique tétanisant.
Par Benoît Delmas, Le Point du 8 juin 2014.