Un nouveau type de guerre se développe. Il est très différent du conflit de masse de la Première Guerre mondiale durant lequel les gouvernements ont mobilisé des millions d’hommes et des ressources industrielles considérables. Les guerres sont devenues plus restreintes, mais sont tout autant et, parfois, bien plus féroces que par le passé. Bien qu’ils présentent de notables différences, les conflits armés en Tchétchénie, dans les Balkans, en Irak, en Afghanistan, en Syrie et en Libye présentent de nombreux points communs, et pas seulement parce que les habitants de ces pays sont majoritairement musulmans – à l’exception des Balkans.
Les invasions pures et simples d’un autre pays sont devenues moins fréquentes, la dernière en date étant l’invasion de l’Irak par les Américains et les Britanniques en 2003. Son issue désastreuse a rendu plus difficile de se lancer dans de telles entreprises, même lorsque les gouvernements le souhaitent. En témoigne la vague d’hostilité inattendue mais irrésistible émanant des populations des États-Unis et du Royaume-Uni en septembre dernier contre une intervention armée en Syrie. Dans les deux cas, les élites politiques et militaires étaient divisées sur l’opportunité de se livrer à une autre guerre au Moyen-Orient.
Les guerres de nos jours sont, à un degré plus ou moins élevé, des guerres par procuration, et cette tendance va vraisemblablement augmenter, ne serait-ce que parce qu’elles sont plus faciles à vendre aux électeurs des pays agresseurs. On peut citer l’exemple particulièrement éloquent du renversement de Kadhafi en Libye en 2011 par une campagne soutenue par l’OTAN et dans laquelle les miliciens rebelles libyens, qui ont dominé les écrans de télévision, ont agi comme une force de ratissage dans le sillage d’attaques aériennes dévastatrices.
Les violations des droits de l’homme sont devenues la justification classique des interventions étrangères, et les comptes rendus de ces abus pourraient bien être véridiques. Mais leur couverture médiatique a tendance à être partiale, souvent trompeuse et parfois même fabriquée de toutes pièces. En Libye, l’histoire très médiatisée des viols de masse perpétrés par l’armée libyenne a été révélée par des organisations de défense des droits de l’homme comme une pure invention. Le prétexte initial justifiant l’intervention aérienne de l’OTAN était d’empêcher les forces de Kadhafi de massacrer l’opposition à Benghazi. Mais les anciens rebelles, aujourd’hui membres de milices toutes-puissantes, ont véritablement commis des massacres de manifestants à deux reprises à Benghazi et à Tripoli, sans que les gouvernements étrangers aient fait montre de la moindre lueur d’intérêt.
En Syrie, il faut également faire preuve de méfiance face aux allégations d’atrocités. De toute évidence, les forces gouvernementales syriennes dévastent et dépeuplent systématiquement les zones tenues par les rebelles au moyen de salves d’artillerie, de bombardements aériens et de bulldozers. Elles assiègent et affament des civils dans des enclaves tenues par les rebelles telles que le camp de Yarmouk, la vieille ville de Homs et ailleurs.
Tout cela est vrai. Il est vraisemblable que le gouvernement tue beaucoup plus de civils que les rebelles. Mais c’est peut-être en grande partie parce que les capacités de mort et de destruction du gouvernement sont plus importantes que celles de l’opposition. L’État Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), affilié à al-Qaïda, a récemment dévoilé ses intentions en publiant une vidéo sur YouTube qui montre ses miliciens arrêtant des camions sur une route, demandant aux conducteurs de prouver leur connaissance des rituels sunnites et les abattant lorsqu’ils échouent à l’examen. Les assassins ne demandent jamais aux chauffeurs s’ils sont alaouites, chiites, chrétiens, druzes ou ismaéliens ; il suffit de ne pas être sunnite pour être mis à mort.
Les groupes djihadistes qui dominent aujourd’hui l’opposition armée tuent automatiquement les non-sunnites, qui représentent environ 25 % de la population de la Syrie. En d’autres termes, au moins cinq millions de Syriens ont de bonnes raisons de craindre qu’ils seront massacrés si les rebelles gagnent la guerre civile. En fait, le nombre est encore plus élevé car l’EIIL et d’autres groupes djihadistes ont par le passé tué les sunnites Kurdes, qui représentent encore 10 % de la population à ajouter aux victimes potentielles des djihadistes, ainsi que tous les sunnites qui sont des employés civils du gouvernement.
Les atrocités commises par les rebelles ne disculpent pas le gouvernement ou vice versa. Mais lorsque des hommes politiques tels que William Hague et le secrétaire d’État des États-Unis diabolisent seulement les actions du gouvernement, ils donnent une fausse image de ce qui se passe en Syrie. Le soulèvement de 2011 contre le président Bachar al-Assad a été lancé par des militants civils qui voulaient mettre fin à un régime autoritaire cruel et corrompu et créer une société laïque, démocratique et régie par la loi. Mais cette option a disparu depuis longtemps, et en prétendant le contraire, les gouvernements occidentaux favorisent la guerre civile plutôt que de chercher à y mettre fin. Gardez à l’esprit que si les rebelles l’emportent, le résultat immédiat sera encore cinq ou six millions de Syriens fuyant le pays.
Pourquoi le résultat de révolutions qui ont commencé avec de si grands espoirs a-t-il été si nocif ? Depuis 1999, j’ai couvert les conflits de Tchétchénie, d’Afghanistan, d’Irak, de Libye et de Syrie, et dans chaque cas, l’opposition armée a progressivement sombré dans la criminalisation et dans ce qu’on pourrait appeler la « talibanisation ». Les circonstances ne sont pas identiques, mais les similitudes sont frappantes.
Une des raisons de cette talibanisation est que seul l’Islam semble capable de mobiliser des gens prêts à se battre jusqu’à la mort. Cela est important car les guerres ne sont pas déterminées par le nombre de personnes soutenant une cause, mais par le nombre de ceux qui sont prêts à mourir pour elle. Avant l'effondrement de l’Union soviétique, les causes nationales étaient souvent menées par des communistes, qui pouvaient commencer en étant une petite minorité, comme ils l’ont fait dans la guerre civile espagnole, mais s’étendaient rapidement en raison de leur organisation et de leur engagement fanatique.
Au Moyen-Orient, un défaut commun aux régimes assiégés et à leurs opposants laïques les affaiblit tous les deux. Les anciens dirigeants nationalistes de l’Egypte, de la Syrie, de la Libye et de l’Irak depuis Nasser ont justifié leur monopole du pouvoir politique et économique en prétendant que c’est seulement ainsi qu’ils pourraient faire de l’autodétermination nationale une réalité. Dans les premiers moments, ils connurent certains succès : Nasser a triomphé de la Grande-Bretagne et de la France dans la crise de Suez en 1956, Kadhafi a pris le pouvoir et a augmenté le prix du pétrole libyen en 1973, et Hafez al-Assad a victorieusement confronté Israël au Liban dans les années 1970 et 1980. En 2011, cependant, ces gouvernements étaient devenus des cliques soumises à des intérêts privés dont les slogans nationalistes étaient discrédités depuis longtemps et dont la corruption délégitimait l’Etat-nation.
L’erreur des militants des droits civiques et des révolutionnaires non-sectaires en 2011 a été de ne pas voir que mettre l’accent sur les droits humains et civils ne signifiait pas grand-chose à moins qu’un État-nation fort puisse être régénéré. Le nationalisme peut ne plus être à la mode, mais il unit la société, et sans lui, l’alternative est le sectarisme, le tribalisme et la domination étrangère. En tant que bailleurs de fonds, les pays producteurs de pétrole sunnites du Golfe définissent le programme, et celui-ci est profondément réactionnaire. Il est hypocrite et absurde pour les puissances occidentales de prétendre qu’elles cherchent à construire des démocraties laïques en alliance avec les monarchies absolues théocratiques en Arabie Saoudite et dans le Golfe.
L’avenir ne semble pas radieux. Une fois que les furies sectaires sont libérées, elles deviennent presque impossibles à contenir. Malgré tous les bouleversements qui ont lieu en Turquie, celle-ci ressemble plus à un État-nation achevé que les autres pays de la région. Mais c’est en partie parce qu’un cinquième de la population turque était chrétien en 1914 et que, après les massacres d’Arméniens et les expulsions ou les échanges de populations avec la Grèce, la proportion est tombée à environ 1 % 10 ans plus tard.
Les gens se demandent pourquoi les révolutions en Europe de l’Est au moment de la chute du communisme étaient beaucoup moins violentes qu’au Moyen-Orient. Une réponse inquiétante est que les minorités de l’Est avaient été assassinées, expulsées ou contraintes de fuir pendant ou peu après la Seconde Guerre mondiale. Le même sort pourrait attendre les minorités de Syrie.
Patrick Cockburn
Les invasions pures et simples d’un autre pays sont devenues moins fréquentes, la dernière en date étant l’invasion de l’Irak par les Américains et les Britanniques en 2003. Son issue désastreuse a rendu plus difficile de se lancer dans de telles entreprises, même lorsque les gouvernements le souhaitent. En témoigne la vague d’hostilité inattendue mais irrésistible émanant des populations des États-Unis et du Royaume-Uni en septembre dernier contre une intervention armée en Syrie. Dans les deux cas, les élites politiques et militaires étaient divisées sur l’opportunité de se livrer à une autre guerre au Moyen-Orient.
Les guerres de nos jours sont, à un degré plus ou moins élevé, des guerres par procuration, et cette tendance va vraisemblablement augmenter, ne serait-ce que parce qu’elles sont plus faciles à vendre aux électeurs des pays agresseurs. On peut citer l’exemple particulièrement éloquent du renversement de Kadhafi en Libye en 2011 par une campagne soutenue par l’OTAN et dans laquelle les miliciens rebelles libyens, qui ont dominé les écrans de télévision, ont agi comme une force de ratissage dans le sillage d’attaques aériennes dévastatrices.
Les violations des droits de l’homme sont devenues la justification classique des interventions étrangères, et les comptes rendus de ces abus pourraient bien être véridiques. Mais leur couverture médiatique a tendance à être partiale, souvent trompeuse et parfois même fabriquée de toutes pièces. En Libye, l’histoire très médiatisée des viols de masse perpétrés par l’armée libyenne a été révélée par des organisations de défense des droits de l’homme comme une pure invention. Le prétexte initial justifiant l’intervention aérienne de l’OTAN était d’empêcher les forces de Kadhafi de massacrer l’opposition à Benghazi. Mais les anciens rebelles, aujourd’hui membres de milices toutes-puissantes, ont véritablement commis des massacres de manifestants à deux reprises à Benghazi et à Tripoli, sans que les gouvernements étrangers aient fait montre de la moindre lueur d’intérêt.
En Syrie, il faut également faire preuve de méfiance face aux allégations d’atrocités. De toute évidence, les forces gouvernementales syriennes dévastent et dépeuplent systématiquement les zones tenues par les rebelles au moyen de salves d’artillerie, de bombardements aériens et de bulldozers. Elles assiègent et affament des civils dans des enclaves tenues par les rebelles telles que le camp de Yarmouk, la vieille ville de Homs et ailleurs.
Tout cela est vrai. Il est vraisemblable que le gouvernement tue beaucoup plus de civils que les rebelles. Mais c’est peut-être en grande partie parce que les capacités de mort et de destruction du gouvernement sont plus importantes que celles de l’opposition. L’État Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), affilié à al-Qaïda, a récemment dévoilé ses intentions en publiant une vidéo sur YouTube qui montre ses miliciens arrêtant des camions sur une route, demandant aux conducteurs de prouver leur connaissance des rituels sunnites et les abattant lorsqu’ils échouent à l’examen. Les assassins ne demandent jamais aux chauffeurs s’ils sont alaouites, chiites, chrétiens, druzes ou ismaéliens ; il suffit de ne pas être sunnite pour être mis à mort.
Les groupes djihadistes qui dominent aujourd’hui l’opposition armée tuent automatiquement les non-sunnites, qui représentent environ 25 % de la population de la Syrie. En d’autres termes, au moins cinq millions de Syriens ont de bonnes raisons de craindre qu’ils seront massacrés si les rebelles gagnent la guerre civile. En fait, le nombre est encore plus élevé car l’EIIL et d’autres groupes djihadistes ont par le passé tué les sunnites Kurdes, qui représentent encore 10 % de la population à ajouter aux victimes potentielles des djihadistes, ainsi que tous les sunnites qui sont des employés civils du gouvernement.
Les atrocités commises par les rebelles ne disculpent pas le gouvernement ou vice versa. Mais lorsque des hommes politiques tels que William Hague et le secrétaire d’État des États-Unis diabolisent seulement les actions du gouvernement, ils donnent une fausse image de ce qui se passe en Syrie. Le soulèvement de 2011 contre le président Bachar al-Assad a été lancé par des militants civils qui voulaient mettre fin à un régime autoritaire cruel et corrompu et créer une société laïque, démocratique et régie par la loi. Mais cette option a disparu depuis longtemps, et en prétendant le contraire, les gouvernements occidentaux favorisent la guerre civile plutôt que de chercher à y mettre fin. Gardez à l’esprit que si les rebelles l’emportent, le résultat immédiat sera encore cinq ou six millions de Syriens fuyant le pays.
Pourquoi le résultat de révolutions qui ont commencé avec de si grands espoirs a-t-il été si nocif ? Depuis 1999, j’ai couvert les conflits de Tchétchénie, d’Afghanistan, d’Irak, de Libye et de Syrie, et dans chaque cas, l’opposition armée a progressivement sombré dans la criminalisation et dans ce qu’on pourrait appeler la « talibanisation ». Les circonstances ne sont pas identiques, mais les similitudes sont frappantes.
Une des raisons de cette talibanisation est que seul l’Islam semble capable de mobiliser des gens prêts à se battre jusqu’à la mort. Cela est important car les guerres ne sont pas déterminées par le nombre de personnes soutenant une cause, mais par le nombre de ceux qui sont prêts à mourir pour elle. Avant l'effondrement de l’Union soviétique, les causes nationales étaient souvent menées par des communistes, qui pouvaient commencer en étant une petite minorité, comme ils l’ont fait dans la guerre civile espagnole, mais s’étendaient rapidement en raison de leur organisation et de leur engagement fanatique.
Au Moyen-Orient, un défaut commun aux régimes assiégés et à leurs opposants laïques les affaiblit tous les deux. Les anciens dirigeants nationalistes de l’Egypte, de la Syrie, de la Libye et de l’Irak depuis Nasser ont justifié leur monopole du pouvoir politique et économique en prétendant que c’est seulement ainsi qu’ils pourraient faire de l’autodétermination nationale une réalité. Dans les premiers moments, ils connurent certains succès : Nasser a triomphé de la Grande-Bretagne et de la France dans la crise de Suez en 1956, Kadhafi a pris le pouvoir et a augmenté le prix du pétrole libyen en 1973, et Hafez al-Assad a victorieusement confronté Israël au Liban dans les années 1970 et 1980. En 2011, cependant, ces gouvernements étaient devenus des cliques soumises à des intérêts privés dont les slogans nationalistes étaient discrédités depuis longtemps et dont la corruption délégitimait l’Etat-nation.
L’erreur des militants des droits civiques et des révolutionnaires non-sectaires en 2011 a été de ne pas voir que mettre l’accent sur les droits humains et civils ne signifiait pas grand-chose à moins qu’un État-nation fort puisse être régénéré. Le nationalisme peut ne plus être à la mode, mais il unit la société, et sans lui, l’alternative est le sectarisme, le tribalisme et la domination étrangère. En tant que bailleurs de fonds, les pays producteurs de pétrole sunnites du Golfe définissent le programme, et celui-ci est profondément réactionnaire. Il est hypocrite et absurde pour les puissances occidentales de prétendre qu’elles cherchent à construire des démocraties laïques en alliance avec les monarchies absolues théocratiques en Arabie Saoudite et dans le Golfe.
L’avenir ne semble pas radieux. Une fois que les furies sectaires sont libérées, elles deviennent presque impossibles à contenir. Malgré tous les bouleversements qui ont lieu en Turquie, celle-ci ressemble plus à un État-nation achevé que les autres pays de la région. Mais c’est en partie parce qu’un cinquième de la population turque était chrétien en 1914 et que, après les massacres d’Arméniens et les expulsions ou les échanges de populations avec la Grèce, la proportion est tombée à environ 1 % 10 ans plus tard.
Les gens se demandent pourquoi les révolutions en Europe de l’Est au moment de la chute du communisme étaient beaucoup moins violentes qu’au Moyen-Orient. Une réponse inquiétante est que les minorités de l’Est avaient été assassinées, expulsées ou contraintes de fuir pendant ou peu après la Seconde Guerre mondiale. Le même sort pourrait attendre les minorités de Syrie.
Patrick Cockburn