Excellence,
En écrivant « Jacob » et non pas « Jake », je n’écorche pas votre prénom mais je restitue votre identité civile parce que vous n’avez pas à la dissimuler dans un pays qui ne fait encore aucune distinction entre juif, chrétien et musulman, malgré la marée noire de l’islamisme que votre pays a charriée avec son « printemps arabe ». Dans cette Tunisie qui est la mienne et que Bourguiba a marquée de son empreinte, il y aura toujours des Tunisiens qui ne vous jugeront jamais selon vos origines confessionnelles, mais selon vos actions. Même si Son Excellence Barack Hussein Obama décide un jour de vous nommer ambassadeur en Arabie Saoudite, et que vous vous faites appeler Mohamed Walles, je continuerai à vous appeler Jacob Walles, parce qu’on ne change pas de prénom selon la capitale d’élection !
Il me semble que le moment est venu pour qu’un ancien ambassadeur, d’un ancien pays s’adresse à vous avec la même franchise que vous semblez cultiver, et en dehors du langage diplomatique que vous semblez dédaigner, comme moi. A ma génération, l’illustre Bourguiba avait appris qu’aux amis, comme aux ennemis, il faut toujours tenir le langage de la vérité. Le moment est venu, parce que, comme le disait si bien Abraham Lincoln, « On peut, pendant quelque temps, tromper tout le monde, ou tromper tout le temps une partie des gens, mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps ».
Peut-être bien que du haut de votre statut de Proconsul -que vous ne vous êtes pas attribué, mais que la nouvelle « élite » politique vous a octroyé- vous ne répondrez pas à un tunisien qui a quitté la diplomatie pour la résistance, et sa propre patrie pour l’exil. « De minimis non curat praetor », disaient les Romains, dont Léo Strauss, l’inspirateur des néoconservateurs, était un si attentif lecteur ! Pour vous prêter allégeance ou s’attirer vos faveurs incommensurables, bien de mes compatriotes se bousculeront pour me répondre à votre place. Je les traiterai par le mépris, comme jadis et naguère Bourguiba traitait les Harkis de la France. Dans ce pays que vous avez « libéré » de son indépendance le 14 janvier 2011 –indépendance que le consul général Morris H. Hugues a été l’un des premiers à reconnaître auprès de Lamine Bey- les traîtres sont légion, qu’ils soient hommes de l’ombre ou fier-à-bras, opposants ou gouvernants.
C’est ce Bourguiba, que vos mercenaires islamistes traitaient de « sioniste », qui a un jour de 1982 répliqué à Richard Nixon, envoyé par Ronald Reagan pour soumettre au vieux sage un projet de solution au conflit israélo-palestinien : «Débarrassez-vous d'abord du lobby sioniste; la politique étrangères des Etats-Unis n'est pas tracée à Washington, mais en Israël ! ». Ce n’était qu’un écart de langage d’un grand leader au crépuscule de la vie. Pour éviter l’incident diplomatique, Nixon –qui était présent à Tunis, le 20 mars 1957- avait alors répondu à celui qui tutoyait l’Histoire : «Justement, Monsieur le Président, c'est parce que vous êtes un ami des USA et que vous nous connaissez autant sinon mieux que nous, que je suis là pour vous demander conseil ».
Lorsque les Tunisiens ont des amis comme vous, ils n’ont plus besoin d’ennemis ! Bourguiba l’avait compris le 1er octobre 1985, lorsque votre pays approuva le raid israélien sur Hammam-Chat, qualifié par Larry Speakes, alors porte-parole de la Maison Blanche, « d’action légitime contre le terrorisme ». Et c’est parce que le combattant suprême a réalisé qu’il était « dans la situation d'un homme qui a toujours cru à la fidélité de son épouse, qui découvre au terme de cinquante années qu'il a été trompé et qui se demande s'il n'a pas été trompé depuis le début » (Le Quotidien de Paris du 4 octobre 1985), que votre pays a décidé de l’écarter du pouvoir , déjà au profit de vos alliés stratégiques de toujours : les islamistes.
Ces islamistes, vous y teniez tellement que, lors du procès du terroriste Rached Ghannouchi en septembre 1987, à la suite des attentats de Sousse et Monastir, votre prédécesseur Robert H. Pelletreau se déplaçait personnellement au tribunal, s’asseyait au premier rang et se croisait les jambes ! Le message « diplomatique » aux autorités tunisiennes et tout particulièrement à Bourguiba –qui voulait les têtes de ces fanatiques- était parfaitement clair. Déjà en 1984, me racontais Mohamed Mzali, c’est sous la pression de l’Arabie Saoudite et de Peter Sebastian, ambassadeur des Etats-Unis en Tunisie, qu’il a convaincu Bourguiba d’amnistier Ghannouchi et ses acolytes. C’était le prix des aides saoudiennes et des subsides américains.
Les islamistes, vous y teniez tellement qu’en 1987, le 8 novembre plus exactement, votre plan de relève « républicain » devait se dérouler selon la recette brzezinskienne de 1979, malgré ses conséquences chaotiques sur l’Iran et sur les intérêts américains dans la région. Pour que les Tunisiens avalent la pilule islamiste, Ahmed Mestiri devait servir de cire présidentielle à la république ghannouchienne, à l’instar de Moncef Marzouki aujourd’hui. Le coup d’Etat islamo-atlantiste du 8 novembre 1987, cette nouvelle ère « démocratique » qui devait commencer par l’exécution de Bourguiba et d’une douzaine de ministres, a été évité de peu. Le dénommé Moncef Ben Salem –l’actuel ministre de l’Enseignement supérieur qui a passé sa vie à vouloir démontrer « scientifiquement » que la mère de Bourguiba était une juive !- et son « Groupe sécuritaire », des militaires et des cadres de l’Intérieur, ont été pris de court par le général Ben Ali.
Les islamistes, vous y teniez tellement que votre gouvernement n’a validé le nouveau pouvoir qu’à la seule condition que Ben Ali le partagea avec les islamistes. Ne se soumettant pas immédiatement à vos oukases, le général devenu président a néanmoins libéré en 1988 les soldats de votre cinquième colonne, a reçu leur chef au palais de Carthage, leur a accordé le droit d’éditer leur torchon Al-Fajr et leur a permis de participer aux élections de 1989, en tant qu’indépendants. Mais ce n’était pas suffisant aux yeux de vos mercenaires islamistes, galvanisés par votre soutien massif et dopés par la montée en puissance de leurs frères en secte, votre FIS devenu adulte en Algérie.
Refuser la légalisation d’Ennahda contre votre volonté, réagir violemment à la seconde tentative de coup d’Etat des islamistes en 1991 en jurant de les éradiquer, c’était déjà beaucoup pour l’administration américaine. En soutenant clairement et officiellement l’Irak contre le Koweït, seul chef d’Etat arabe à adopter cette position « suicidaire », Ben Ali avait franchi la ligne rouge. Dès lors, il vous fallait un président parfaitement conforme à vos critères et aussi bienveillants que vos roitelets du Golfe et du Maroc.
Mais les islamistes, vous y teniez tellement que vous ne pouviez pas envisager l’après Ben Ali sans vos serviles serviteurs, Rached Ghannouchi, Ali Larayedh et Hammadi Jebali, alias Hammadi McCain. Que ce soit une succession de l’époux à l’épouse, ou du beau père au gendre, la Tunisie post-bénalienne était pour vous impensable sans vos mercenaires islamistes, désormais sous la perfusion idéologique et financière du wahhabisme saoudien et qatari. A l’exception du peuple tunisien et d’une poignée de patriotes dont l’auteur de cette lettre, tout le monde était d’accord avec ce plan machiavélique.
Et puis survint votre « printemps arabe », titre hollywoodien du Grand Moyen Orient dont la pierre inaugurale et tombale a été posée en Irak, en 2003, avec la contribution de vos deux « entités » wahhabites : le Qatar et l’Arabie Saoudite. Ce que George W. Bush a réalisé par le Hard Power en Irak, Barak Hussein Obama a accompli par le Soft Power en Tunisie, le maillon le plus faible des autocraties arabes. D’où ce message subliminal de M. Bush, lorsqu’il a reçu Ben Ali en 2004 : « La Tunisie est en mesure aujourd’hui de jouer un rôle avant-gardiste en matière de consécration des valeurs de démocratie et de liberté dans la région du Moyen-Orient ». Ce que vous continuez d’appeler le «laboratoire » était, en effet, prêt pour l’alchimie islamo-atlantiste : légers assouplissement de l’économie la plus performante du monde arabe et d’Afrique, désenchantement social dû au chômage des jeunes et à la corruption, taux de connexion sur internet le plus élevé du monde arabe, ralliement de la « gauche » et de l’UGTT au projet « impérialiste »… Vos jeunes soldats virtuels, formatés à la bonne école de William Casey via Freedom House et l’organisation Otpor, étaient opérationnels pour manipuler et entrainer une jeunesse politiquement inculte, à l’inverse de la jeunesse cubaine et vénézuélienne, hermétiques aux sons des sirènes.
Notre jeunesse globalisée, aspirant à la liberté et à la démocratie ne savait pas que votre projet pour la Tunisie était « l’islamisme modéré », que ma génération a combattu parce qu’elle n’a jamais cru à sa modération, encore moins à son islamité supposé. Ces jeunes qui revendiquaient la dignité par le droit au travail ne savaient pas que leurs élus à la Constituante passeraient des mois à gloser sur la criminalisation de toute normalisation avec « l’entité sioniste », ou sur l’inscription d’une charia nécrosée dans une constitution sensée se décliner en droit naturel –si cher à Jefferson- faute de se déployer en droit positif. L’hymne à la liberté s’est transformé en requiem, et le rêve démocratique arabe a toutes les chances de tourner au cauchemar théocratique et totalitaire.
Maintenant que votre Grand Moyen Orient s’est fracassé sur la muraille de Damas, et que les Egyptiens ont réalisé l’énormité de l’imposture, votre gouvernement cherche à persuader la jeunesse que l’Amérique a lâché les islamistes. Certains novices de la nouvelle « élite » intellectuelle et politique que vous avez procrée y croient, mais, comme disait si bien Jésus, « Heureux ceux qui ont cru sans voir » ! Nous savons nous autres que la géopolitique américaine est comme l’exégèse coranique : il y a le Dhahir et le Bâatin, l’apparent et le caché. A nous le pétrole, à vous la charia, chacun sa religion ! Telle est votre devise depuis le « Pacte de Quincy » entre Roosevelt et Abdelaziz (1945), qui consacre le « Pacte de Nadjd » entre Abdelwahab et Ibn Saoud (1745).
Si cette alliance indéfectible entre puritanisme chrétien et obscurantisme wahhabite a pu résister au traumatisme du 11 septembre 2001, cogité, financé et exécuté par des Saoudiens, comment ne résisterait-elle pas à l’assassinat barbare de Christopher Stevens à Benghazi, et à l’attaque sauvage de votre ambassade en Tunisie par les hordes islamistes, que vos amis du Qatar et d’Arabie financent et endoctrinent ? Faut-il un autre 11 septembre pour que les Américains réalisent que par-delà les métastases sémantiques et rhétoriques, Al-Qaïda, Ennahda, Hamas, les Frères musulmans, les salafistes, les djihadistes, les wahhabites…sont des variables de l’invariable islamisme, qui est une subversion de l’islam, une idéologie fasciste et irrémédiablement totalitaire qui menace aussi bien le monde arabe qu’occidental ? Le pays le plus nationaliste du monde, n’est-il pas en mesure de comprendre, après le réveil nassérien en Egypte, que dans les pays arabes, l’élément déterminant, le facteur identitaire primordial, le repère structurant et mobilisateur n’est pas l’islamisme mais le nationalisme ? Clément Henry Moore ne s’y est pas trompé : « Il ne faut jamais oublier que le nationalisme tunisien est un acquis historique, acquis culturel aussi bien que politique » (Maghreb-Machrek, avril 1988). Pas plus que Jean-Pierre Chevènement : « le nationalisme arabe fut et reste un projet d’avenir. Il porte en lui un souci de dignité face à l’Occident. Il s’inscrit dans une perspective de développement pour lutter contre la misère. Il se réclame d’une laïcité permettant de s’affranchir des dogmes pesants et réactionnaires dans lesquels l’intégrisme voudrait enfermer les peuples ». (Al-Moharer, 3 avril 1995). Ce nationalisme n'était sans doute pas parfait. Il avait ses titres de noblesse et de faiblesse, au premier rang desquels le rejet de la démocratie.
Excellence, votre prédécesseur Gordon Gray se plaignait à son Département d’Etat d’attendre six mois avant d’être reçu par le ministre des Affaires étrangères de Ben Ali. Depuis la « révolution du jasmin », saluée par Obama et bénie par Ben Laden avant son élimination synchronisée, jeunes et vieux, actuels et futurs ministres, opposants, constituants, journalistes, capitalistes, marxistes…font la queue devant votre bureau. Je ne vous reproche pas votre nationalisme et votre ardeur à défendre les intérêts de votre pays ; je reproche aux miens leur manque de dignité et toute l’énergie qu’ils mettent pour détruire ce qui reste de leur pays. Ces « leaders » d’une nation qui est passée de la modernité bourguibienne à la décadence islamiste, cette « élite » symptomatique d’une régression bien affligeante, vous prend pour Paul Bremer, Proconsul de George W. Bush en Irak qui, le 13 juillet 2003, au sujet de la nouvelle intelligentsia irakienne chargée de rédiger en huit mois une nouvelle constitution, déclarait devant la presse : « Je veux partager mon casse-tête avec eux et s'ils veulent des responsabilités, nous allons leur en donner ».
Les miens aussi veulent des responsabilités. Plutôt que de perdre votre temps avec l’écume, soyez attentif au ressac de la Méditerranée, berceau de toutes les civilisations. Pas moins que les Irakiens hier, et que les Syriens et les Egyptiens aujourd’hui, les Tunisiens ont 5000 ans d’Histoire que deux ans de délire préhistorique ne peuvent effacer.
Sans perdre l’espoir que la démocratie américaine se lavera de la souillure islamiste et se dégagera de l’emprise wahhabite, recevez, Monsieur l’ambassadeur, l’expression de mes salutations bien distinguées.
Tunisie-Secret.com
Mezri Haddad, ancien ambassadeur de la République tunisienne. Paris, le 11 août 2013.
En écrivant « Jacob » et non pas « Jake », je n’écorche pas votre prénom mais je restitue votre identité civile parce que vous n’avez pas à la dissimuler dans un pays qui ne fait encore aucune distinction entre juif, chrétien et musulman, malgré la marée noire de l’islamisme que votre pays a charriée avec son « printemps arabe ». Dans cette Tunisie qui est la mienne et que Bourguiba a marquée de son empreinte, il y aura toujours des Tunisiens qui ne vous jugeront jamais selon vos origines confessionnelles, mais selon vos actions. Même si Son Excellence Barack Hussein Obama décide un jour de vous nommer ambassadeur en Arabie Saoudite, et que vous vous faites appeler Mohamed Walles, je continuerai à vous appeler Jacob Walles, parce qu’on ne change pas de prénom selon la capitale d’élection !
Il me semble que le moment est venu pour qu’un ancien ambassadeur, d’un ancien pays s’adresse à vous avec la même franchise que vous semblez cultiver, et en dehors du langage diplomatique que vous semblez dédaigner, comme moi. A ma génération, l’illustre Bourguiba avait appris qu’aux amis, comme aux ennemis, il faut toujours tenir le langage de la vérité. Le moment est venu, parce que, comme le disait si bien Abraham Lincoln, « On peut, pendant quelque temps, tromper tout le monde, ou tromper tout le temps une partie des gens, mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps ».
Peut-être bien que du haut de votre statut de Proconsul -que vous ne vous êtes pas attribué, mais que la nouvelle « élite » politique vous a octroyé- vous ne répondrez pas à un tunisien qui a quitté la diplomatie pour la résistance, et sa propre patrie pour l’exil. « De minimis non curat praetor », disaient les Romains, dont Léo Strauss, l’inspirateur des néoconservateurs, était un si attentif lecteur ! Pour vous prêter allégeance ou s’attirer vos faveurs incommensurables, bien de mes compatriotes se bousculeront pour me répondre à votre place. Je les traiterai par le mépris, comme jadis et naguère Bourguiba traitait les Harkis de la France. Dans ce pays que vous avez « libéré » de son indépendance le 14 janvier 2011 –indépendance que le consul général Morris H. Hugues a été l’un des premiers à reconnaître auprès de Lamine Bey- les traîtres sont légion, qu’ils soient hommes de l’ombre ou fier-à-bras, opposants ou gouvernants.
C’est ce Bourguiba, que vos mercenaires islamistes traitaient de « sioniste », qui a un jour de 1982 répliqué à Richard Nixon, envoyé par Ronald Reagan pour soumettre au vieux sage un projet de solution au conflit israélo-palestinien : «Débarrassez-vous d'abord du lobby sioniste; la politique étrangères des Etats-Unis n'est pas tracée à Washington, mais en Israël ! ». Ce n’était qu’un écart de langage d’un grand leader au crépuscule de la vie. Pour éviter l’incident diplomatique, Nixon –qui était présent à Tunis, le 20 mars 1957- avait alors répondu à celui qui tutoyait l’Histoire : «Justement, Monsieur le Président, c'est parce que vous êtes un ami des USA et que vous nous connaissez autant sinon mieux que nous, que je suis là pour vous demander conseil ».
Lorsque les Tunisiens ont des amis comme vous, ils n’ont plus besoin d’ennemis ! Bourguiba l’avait compris le 1er octobre 1985, lorsque votre pays approuva le raid israélien sur Hammam-Chat, qualifié par Larry Speakes, alors porte-parole de la Maison Blanche, « d’action légitime contre le terrorisme ». Et c’est parce que le combattant suprême a réalisé qu’il était « dans la situation d'un homme qui a toujours cru à la fidélité de son épouse, qui découvre au terme de cinquante années qu'il a été trompé et qui se demande s'il n'a pas été trompé depuis le début » (Le Quotidien de Paris du 4 octobre 1985), que votre pays a décidé de l’écarter du pouvoir , déjà au profit de vos alliés stratégiques de toujours : les islamistes.
Ces islamistes, vous y teniez tellement que, lors du procès du terroriste Rached Ghannouchi en septembre 1987, à la suite des attentats de Sousse et Monastir, votre prédécesseur Robert H. Pelletreau se déplaçait personnellement au tribunal, s’asseyait au premier rang et se croisait les jambes ! Le message « diplomatique » aux autorités tunisiennes et tout particulièrement à Bourguiba –qui voulait les têtes de ces fanatiques- était parfaitement clair. Déjà en 1984, me racontais Mohamed Mzali, c’est sous la pression de l’Arabie Saoudite et de Peter Sebastian, ambassadeur des Etats-Unis en Tunisie, qu’il a convaincu Bourguiba d’amnistier Ghannouchi et ses acolytes. C’était le prix des aides saoudiennes et des subsides américains.
Les islamistes, vous y teniez tellement qu’en 1987, le 8 novembre plus exactement, votre plan de relève « républicain » devait se dérouler selon la recette brzezinskienne de 1979, malgré ses conséquences chaotiques sur l’Iran et sur les intérêts américains dans la région. Pour que les Tunisiens avalent la pilule islamiste, Ahmed Mestiri devait servir de cire présidentielle à la république ghannouchienne, à l’instar de Moncef Marzouki aujourd’hui. Le coup d’Etat islamo-atlantiste du 8 novembre 1987, cette nouvelle ère « démocratique » qui devait commencer par l’exécution de Bourguiba et d’une douzaine de ministres, a été évité de peu. Le dénommé Moncef Ben Salem –l’actuel ministre de l’Enseignement supérieur qui a passé sa vie à vouloir démontrer « scientifiquement » que la mère de Bourguiba était une juive !- et son « Groupe sécuritaire », des militaires et des cadres de l’Intérieur, ont été pris de court par le général Ben Ali.
Les islamistes, vous y teniez tellement que votre gouvernement n’a validé le nouveau pouvoir qu’à la seule condition que Ben Ali le partagea avec les islamistes. Ne se soumettant pas immédiatement à vos oukases, le général devenu président a néanmoins libéré en 1988 les soldats de votre cinquième colonne, a reçu leur chef au palais de Carthage, leur a accordé le droit d’éditer leur torchon Al-Fajr et leur a permis de participer aux élections de 1989, en tant qu’indépendants. Mais ce n’était pas suffisant aux yeux de vos mercenaires islamistes, galvanisés par votre soutien massif et dopés par la montée en puissance de leurs frères en secte, votre FIS devenu adulte en Algérie.
Refuser la légalisation d’Ennahda contre votre volonté, réagir violemment à la seconde tentative de coup d’Etat des islamistes en 1991 en jurant de les éradiquer, c’était déjà beaucoup pour l’administration américaine. En soutenant clairement et officiellement l’Irak contre le Koweït, seul chef d’Etat arabe à adopter cette position « suicidaire », Ben Ali avait franchi la ligne rouge. Dès lors, il vous fallait un président parfaitement conforme à vos critères et aussi bienveillants que vos roitelets du Golfe et du Maroc.
Mais les islamistes, vous y teniez tellement que vous ne pouviez pas envisager l’après Ben Ali sans vos serviles serviteurs, Rached Ghannouchi, Ali Larayedh et Hammadi Jebali, alias Hammadi McCain. Que ce soit une succession de l’époux à l’épouse, ou du beau père au gendre, la Tunisie post-bénalienne était pour vous impensable sans vos mercenaires islamistes, désormais sous la perfusion idéologique et financière du wahhabisme saoudien et qatari. A l’exception du peuple tunisien et d’une poignée de patriotes dont l’auteur de cette lettre, tout le monde était d’accord avec ce plan machiavélique.
Et puis survint votre « printemps arabe », titre hollywoodien du Grand Moyen Orient dont la pierre inaugurale et tombale a été posée en Irak, en 2003, avec la contribution de vos deux « entités » wahhabites : le Qatar et l’Arabie Saoudite. Ce que George W. Bush a réalisé par le Hard Power en Irak, Barak Hussein Obama a accompli par le Soft Power en Tunisie, le maillon le plus faible des autocraties arabes. D’où ce message subliminal de M. Bush, lorsqu’il a reçu Ben Ali en 2004 : « La Tunisie est en mesure aujourd’hui de jouer un rôle avant-gardiste en matière de consécration des valeurs de démocratie et de liberté dans la région du Moyen-Orient ». Ce que vous continuez d’appeler le «laboratoire » était, en effet, prêt pour l’alchimie islamo-atlantiste : légers assouplissement de l’économie la plus performante du monde arabe et d’Afrique, désenchantement social dû au chômage des jeunes et à la corruption, taux de connexion sur internet le plus élevé du monde arabe, ralliement de la « gauche » et de l’UGTT au projet « impérialiste »… Vos jeunes soldats virtuels, formatés à la bonne école de William Casey via Freedom House et l’organisation Otpor, étaient opérationnels pour manipuler et entrainer une jeunesse politiquement inculte, à l’inverse de la jeunesse cubaine et vénézuélienne, hermétiques aux sons des sirènes.
Notre jeunesse globalisée, aspirant à la liberté et à la démocratie ne savait pas que votre projet pour la Tunisie était « l’islamisme modéré », que ma génération a combattu parce qu’elle n’a jamais cru à sa modération, encore moins à son islamité supposé. Ces jeunes qui revendiquaient la dignité par le droit au travail ne savaient pas que leurs élus à la Constituante passeraient des mois à gloser sur la criminalisation de toute normalisation avec « l’entité sioniste », ou sur l’inscription d’une charia nécrosée dans une constitution sensée se décliner en droit naturel –si cher à Jefferson- faute de se déployer en droit positif. L’hymne à la liberté s’est transformé en requiem, et le rêve démocratique arabe a toutes les chances de tourner au cauchemar théocratique et totalitaire.
Maintenant que votre Grand Moyen Orient s’est fracassé sur la muraille de Damas, et que les Egyptiens ont réalisé l’énormité de l’imposture, votre gouvernement cherche à persuader la jeunesse que l’Amérique a lâché les islamistes. Certains novices de la nouvelle « élite » intellectuelle et politique que vous avez procrée y croient, mais, comme disait si bien Jésus, « Heureux ceux qui ont cru sans voir » ! Nous savons nous autres que la géopolitique américaine est comme l’exégèse coranique : il y a le Dhahir et le Bâatin, l’apparent et le caché. A nous le pétrole, à vous la charia, chacun sa religion ! Telle est votre devise depuis le « Pacte de Quincy » entre Roosevelt et Abdelaziz (1945), qui consacre le « Pacte de Nadjd » entre Abdelwahab et Ibn Saoud (1745).
Si cette alliance indéfectible entre puritanisme chrétien et obscurantisme wahhabite a pu résister au traumatisme du 11 septembre 2001, cogité, financé et exécuté par des Saoudiens, comment ne résisterait-elle pas à l’assassinat barbare de Christopher Stevens à Benghazi, et à l’attaque sauvage de votre ambassade en Tunisie par les hordes islamistes, que vos amis du Qatar et d’Arabie financent et endoctrinent ? Faut-il un autre 11 septembre pour que les Américains réalisent que par-delà les métastases sémantiques et rhétoriques, Al-Qaïda, Ennahda, Hamas, les Frères musulmans, les salafistes, les djihadistes, les wahhabites…sont des variables de l’invariable islamisme, qui est une subversion de l’islam, une idéologie fasciste et irrémédiablement totalitaire qui menace aussi bien le monde arabe qu’occidental ? Le pays le plus nationaliste du monde, n’est-il pas en mesure de comprendre, après le réveil nassérien en Egypte, que dans les pays arabes, l’élément déterminant, le facteur identitaire primordial, le repère structurant et mobilisateur n’est pas l’islamisme mais le nationalisme ? Clément Henry Moore ne s’y est pas trompé : « Il ne faut jamais oublier que le nationalisme tunisien est un acquis historique, acquis culturel aussi bien que politique » (Maghreb-Machrek, avril 1988). Pas plus que Jean-Pierre Chevènement : « le nationalisme arabe fut et reste un projet d’avenir. Il porte en lui un souci de dignité face à l’Occident. Il s’inscrit dans une perspective de développement pour lutter contre la misère. Il se réclame d’une laïcité permettant de s’affranchir des dogmes pesants et réactionnaires dans lesquels l’intégrisme voudrait enfermer les peuples ». (Al-Moharer, 3 avril 1995). Ce nationalisme n'était sans doute pas parfait. Il avait ses titres de noblesse et de faiblesse, au premier rang desquels le rejet de la démocratie.
Excellence, votre prédécesseur Gordon Gray se plaignait à son Département d’Etat d’attendre six mois avant d’être reçu par le ministre des Affaires étrangères de Ben Ali. Depuis la « révolution du jasmin », saluée par Obama et bénie par Ben Laden avant son élimination synchronisée, jeunes et vieux, actuels et futurs ministres, opposants, constituants, journalistes, capitalistes, marxistes…font la queue devant votre bureau. Je ne vous reproche pas votre nationalisme et votre ardeur à défendre les intérêts de votre pays ; je reproche aux miens leur manque de dignité et toute l’énergie qu’ils mettent pour détruire ce qui reste de leur pays. Ces « leaders » d’une nation qui est passée de la modernité bourguibienne à la décadence islamiste, cette « élite » symptomatique d’une régression bien affligeante, vous prend pour Paul Bremer, Proconsul de George W. Bush en Irak qui, le 13 juillet 2003, au sujet de la nouvelle intelligentsia irakienne chargée de rédiger en huit mois une nouvelle constitution, déclarait devant la presse : « Je veux partager mon casse-tête avec eux et s'ils veulent des responsabilités, nous allons leur en donner ».
Les miens aussi veulent des responsabilités. Plutôt que de perdre votre temps avec l’écume, soyez attentif au ressac de la Méditerranée, berceau de toutes les civilisations. Pas moins que les Irakiens hier, et que les Syriens et les Egyptiens aujourd’hui, les Tunisiens ont 5000 ans d’Histoire que deux ans de délire préhistorique ne peuvent effacer.
Sans perdre l’espoir que la démocratie américaine se lavera de la souillure islamiste et se dégagera de l’emprise wahhabite, recevez, Monsieur l’ambassadeur, l’expression de mes salutations bien distinguées.
Tunisie-Secret.com
Mezri Haddad, ancien ambassadeur de la République tunisienne. Paris, le 11 août 2013.