Larbi Chouikha, Professeur de l'enseignement supérieur à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI).
Le 4 octobre a démarré sur le territoire national la campagne des élections législatives dont le scrutin se tiendra le 26 octobre. Quelque 1 300 listes et plus de 10 000 candidats s’affrontent pour les 217 sièges que comptera la prochaine Assemblée des représentants du peuple, dénomination officielle du nouveau parlement.
Les enjeux sont grands : le nouveau parlement siègera cinq ans et inaugurera la phase post-transitionnelle du processus enclenché le 14 janvier 2011 après le départ de l’ex-président Zine El-Abidine Ben Ali. De plus, en vertu de la nouvelle Constitution, ses prérogatives sont plus étendues que celles du pouvoir exécutif. Les défis sont encore plus grands. Depuis les élections pour la Constituante d’octobre 2011, l’opinion est écartelée entre deux pôles antagonistes, et la crispation sur l’appartenance régionale, les identités, les intérêts corporatistes et individuels prend de l’ampleur, parfois au détriment de l’intérêt national et de l’idéal démocratique.
Ce clivage a conduit à une grave crise politique, marquée par la suspension des travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC) en août 2013 pour deux mois, le retrait des ministres d’Ennahda du gouvernement et l’avènement d’un gouvernement de technocrates — apolitiques — en janvier 2014.
Ennahda ou la « Modernité » ?
Malgré l’accalmie entre gouvernants et gouvernés à la faveur de la politique du « consensus » adoptée par tous les acteurs politiques et l’adoption d’une nouvelle Constitution, la scène politique est scindée en deux pôles opposés : d’un côté, le mouvement Ennahda islamiste et ses satellites qui affirment leur attachement à l’identité arabo-musulmane ; de l’autre, le mouvement Nida Tounès (L’appel de Tunisie ), conduit par l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui draine les détracteurs d’Ennahda — des anciens de l’extrême gauche aux ex-partisans de Ben Ali — et défend les valeurs « modernes » de la Tunisie. Par rapport aux élections d’octobre 2011, on observe une relative désaffection des Tunisiens pour la chose publique. Depuis quelques mois, les meetings politiques ne mobilisent plus autant et les débats télévisés entre leaders politiques ne boostent plus les audiences médiatiques. La confrontation brille par l’absence de débats de fond sur les choix économiques, sociaux, de politique étrangère.
Médias en roue libre
Dans ce contexte marqué par un fléchissement de l’autorité de l’État, le paysage médiatique semble livré à lui-même. Opacité financière, absence de ligne éditoriale, non-respect du cahier des charges pour l’audiovisuel, nombreuses entorses à l’éthique professionnelle : les problèmes sont récurrents.
L’absence d’une instance d’autorégulation dans la presse écrite et électronique favorise les dérapages éthiques ou professionnels et favorise le secret qui entoure leurs sources de financement. À la veille de la campagne électorale, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) doit réguler dans la douleur une dizaine de chaînes de télévisions. Quelques-unes sont subventionnées par des capitaux arabes, leur contenu politico-religieux est sans nuances et leur diffusion se fait sans autorisation légale, via les satellites. Des stations de radiodiffusion auxquelles la Haica a refusé une licence émettent quand même. Les risques de marginalisation de l’institution, ignorée par les dirigeants de médias audiovisuels créés sous Ben Ali, sont réels.
Listes indépendantes et financements suspects
Tous les grands partis — excepté, dans une moindre mesure, Ennahda — ont connu un effritement de leur base militante et des crises à répétition au sein de leurs directions qui se sont accentuées au moment de la constitution de leurs listes électorales. Plusieurs « barons » écartés comme têtes de listes ont carrément claqué la porte de leur formation pour constituer des listes « indépendantes ». À l’instar des élections d’octobre 2011, la multiplication des listes dites indépendantes (365 listes sur 1 316) peut entraîner la dispersion, voire la déperdition de nombreuses voix. Et cette floraison de listes tous azimuts, stimulée par le mode du scrutin, peut favoriser l’élection de députés folkloriques comme faciliter le « recyclage » de figures de l’ancien régime.
De plus, l’argent demeure la pièce maîtresse de ces élections. En octobre 2011, les mécanismes de contrôle des sources de financement des campagnes et de leur plafonnement n’ont pas été très efficients.
Vers une abstention massive
Enfin, le climat sécuritaire est loin d’être rassurant. Il y a deux mois, quatre militaires ont péri suite à une attaque terroriste dans la région du Kef. Ces assassinats font partie d’une série d’attaques meurtrières contre les forces de sécurité qui a débuté il y a deux ans. Pour la prochaine campagne, le gouvernement craint des attentats, et par mesure de précaution, il a été fait appel aux réservistes de l’armée pour sécuriser les élections et y créer une cellule de crise.
À partir de là, les observateurs redoutent de voir le nombre des abstentionnistes atteindre ou même dépasser celui d’octobre 2011, d’autant plus que le nombre des inscrits au fichier électoral est jugé relativement faible (5,2 millions, sur une population électorale estimée approximativement à 7,7 millions). Et si l’abstention frôle les 50 %, il va sans dire que la transition démocratique en pâtira.
Obstacles constitutionnels
L’autre crainte découle des dispositions constitutionnelles et du mode du scrutin. La proportionnelle de listes « au plus fort reste » porte sur la formation du gouvernement.
Vraisemblablement, au lendemain des élections, aucune majorité ne se détachera nettement. L’impossibilité de constituer un gouvernement dans les délais prescrits par la Constitution peut plonger le pays dans une instabilité politique aux risques incalculables. Il faut donc espérer que les élections législatives se déroulent dans de bonnes conditions, que les résultats proclamés ne fassent pas l’objet d’une vive et massive contestation. Et qu’ensuite, une large coalition se constitue pour former un gouvernement d’union nationale en vue de rétablir la confiance en l’État dans les institutions, réconcilier les Tunisiens entre eux en mettant en avant ce qui les unit, le socle des valeurs qui fonde la Tunisie d’aujourd’hui. Il y va de l’intérêt du pays et des chances de réussite de la transition.
Larbi Chouikha, paru dans Orient XXI, le 6 octobre 2014. L'auteur est Professeur de l'enseignement supérieur à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI).
Les enjeux sont grands : le nouveau parlement siègera cinq ans et inaugurera la phase post-transitionnelle du processus enclenché le 14 janvier 2011 après le départ de l’ex-président Zine El-Abidine Ben Ali. De plus, en vertu de la nouvelle Constitution, ses prérogatives sont plus étendues que celles du pouvoir exécutif. Les défis sont encore plus grands. Depuis les élections pour la Constituante d’octobre 2011, l’opinion est écartelée entre deux pôles antagonistes, et la crispation sur l’appartenance régionale, les identités, les intérêts corporatistes et individuels prend de l’ampleur, parfois au détriment de l’intérêt national et de l’idéal démocratique.
Ce clivage a conduit à une grave crise politique, marquée par la suspension des travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC) en août 2013 pour deux mois, le retrait des ministres d’Ennahda du gouvernement et l’avènement d’un gouvernement de technocrates — apolitiques — en janvier 2014.
Ennahda ou la « Modernité » ?
Malgré l’accalmie entre gouvernants et gouvernés à la faveur de la politique du « consensus » adoptée par tous les acteurs politiques et l’adoption d’une nouvelle Constitution, la scène politique est scindée en deux pôles opposés : d’un côté, le mouvement Ennahda islamiste et ses satellites qui affirment leur attachement à l’identité arabo-musulmane ; de l’autre, le mouvement Nida Tounès (L’appel de Tunisie ), conduit par l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui draine les détracteurs d’Ennahda — des anciens de l’extrême gauche aux ex-partisans de Ben Ali — et défend les valeurs « modernes » de la Tunisie. Par rapport aux élections d’octobre 2011, on observe une relative désaffection des Tunisiens pour la chose publique. Depuis quelques mois, les meetings politiques ne mobilisent plus autant et les débats télévisés entre leaders politiques ne boostent plus les audiences médiatiques. La confrontation brille par l’absence de débats de fond sur les choix économiques, sociaux, de politique étrangère.
Médias en roue libre
Dans ce contexte marqué par un fléchissement de l’autorité de l’État, le paysage médiatique semble livré à lui-même. Opacité financière, absence de ligne éditoriale, non-respect du cahier des charges pour l’audiovisuel, nombreuses entorses à l’éthique professionnelle : les problèmes sont récurrents.
L’absence d’une instance d’autorégulation dans la presse écrite et électronique favorise les dérapages éthiques ou professionnels et favorise le secret qui entoure leurs sources de financement. À la veille de la campagne électorale, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) doit réguler dans la douleur une dizaine de chaînes de télévisions. Quelques-unes sont subventionnées par des capitaux arabes, leur contenu politico-religieux est sans nuances et leur diffusion se fait sans autorisation légale, via les satellites. Des stations de radiodiffusion auxquelles la Haica a refusé une licence émettent quand même. Les risques de marginalisation de l’institution, ignorée par les dirigeants de médias audiovisuels créés sous Ben Ali, sont réels.
Listes indépendantes et financements suspects
Tous les grands partis — excepté, dans une moindre mesure, Ennahda — ont connu un effritement de leur base militante et des crises à répétition au sein de leurs directions qui se sont accentuées au moment de la constitution de leurs listes électorales. Plusieurs « barons » écartés comme têtes de listes ont carrément claqué la porte de leur formation pour constituer des listes « indépendantes ». À l’instar des élections d’octobre 2011, la multiplication des listes dites indépendantes (365 listes sur 1 316) peut entraîner la dispersion, voire la déperdition de nombreuses voix. Et cette floraison de listes tous azimuts, stimulée par le mode du scrutin, peut favoriser l’élection de députés folkloriques comme faciliter le « recyclage » de figures de l’ancien régime.
De plus, l’argent demeure la pièce maîtresse de ces élections. En octobre 2011, les mécanismes de contrôle des sources de financement des campagnes et de leur plafonnement n’ont pas été très efficients.
Vers une abstention massive
Enfin, le climat sécuritaire est loin d’être rassurant. Il y a deux mois, quatre militaires ont péri suite à une attaque terroriste dans la région du Kef. Ces assassinats font partie d’une série d’attaques meurtrières contre les forces de sécurité qui a débuté il y a deux ans. Pour la prochaine campagne, le gouvernement craint des attentats, et par mesure de précaution, il a été fait appel aux réservistes de l’armée pour sécuriser les élections et y créer une cellule de crise.
À partir de là, les observateurs redoutent de voir le nombre des abstentionnistes atteindre ou même dépasser celui d’octobre 2011, d’autant plus que le nombre des inscrits au fichier électoral est jugé relativement faible (5,2 millions, sur une population électorale estimée approximativement à 7,7 millions). Et si l’abstention frôle les 50 %, il va sans dire que la transition démocratique en pâtira.
Obstacles constitutionnels
L’autre crainte découle des dispositions constitutionnelles et du mode du scrutin. La proportionnelle de listes « au plus fort reste » porte sur la formation du gouvernement.
Vraisemblablement, au lendemain des élections, aucune majorité ne se détachera nettement. L’impossibilité de constituer un gouvernement dans les délais prescrits par la Constitution peut plonger le pays dans une instabilité politique aux risques incalculables. Il faut donc espérer que les élections législatives se déroulent dans de bonnes conditions, que les résultats proclamés ne fassent pas l’objet d’une vive et massive contestation. Et qu’ensuite, une large coalition se constitue pour former un gouvernement d’union nationale en vue de rétablir la confiance en l’État dans les institutions, réconcilier les Tunisiens entre eux en mettant en avant ce qui les unit, le socle des valeurs qui fonde la Tunisie d’aujourd’hui. Il y va de l’intérêt du pays et des chances de réussite de la transition.
Larbi Chouikha, paru dans Orient XXI, le 6 octobre 2014. L'auteur est Professeur de l'enseignement supérieur à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI).