Tunisie: De l’Etat provisoire à l’effondrement de l’Etat


30 Octobre 2013

Analyse qui nous change un peu de la médiocrité intellectuelle ambiante en Tunisie, où tout le monde s’est improvisé analyste ou journaliste. Ali Mezghani est professeur de droit à l’université Paris 1 Sorbonne et auteur de l’essai « L’Etat inachevé. La question du droit dans les pays arabes », publié chez Gallimard en 2011. Dans le présent article, il parle de la « stratégie de la précarité » que les islamistes pratiquent, et fait la différence entre la légalité électorale et la légitimité démocratique, une distinction académique qui échappe à l’intellect du tunisien post-révolutionnaire.


Ils ont été élus pour présider à une période de transition qui devait être provisoire. Ce pourquoi ils n’ont pu, malgré leurs protestations, se départir de ce qualificatif. Qualificatif dont ils n’ont jamais voulu précisément parce qu’ils se croyaient pérennes au pouvoir. 

L’insistance avec laquelle le qualificatif est utilisé, et l’opposition qu’il a pu susciter, cachent mal le malentendu dont il est l’objet. Le waqt dont dérive le mu’aqat, est une période, une durée déterminée du temps. Le provisoire, est donc ce qui est limité dans le temps. Et le Tawquit est une limitation de la durée, (Tahdid al- mudda). D’où vient alors le malentendu s’il n’y a pas d’ambiguïté sur le sens commun du terme ?  Il viendrait précisément de ce que le qualificatif n’est pas suivi, n’a pas été accompagné par l’action de limitation de la durée. Al-Mu’aqat n’a pas fait l’objet de Tawqit.

Se prévalant de la légalité électorale qu’ils confondent avec la légitimité démocratique les  dirigeants actuels ont fait de la lenteur et de l’atermoiement une politique. Deux ans durant ils se sont évertués à mettre en péril l’Etat, la sécurité des citoyens, les acquis de la société et ses équilibres généraux. 

Quand le provisoire dérive vers le précaire

Le Provisoire ainsi institué a bien dérivé vers le Précaire. Acte de concession toujours révocable au gré de celui qui l’accorde. On ne jouissait des terres que par précaire ou à titre précaire, c’est-à-dire par suite d’une autorisation toujours révocable. Révocable, ad nutum, locution latine qui désignait un « signe de la tête » par lequel s’annonce une décision discrétionnaire, non motivée, et intempestive, expression d’un pouvoir absolu. C’est pour cela que la précarité renvoie à ce dont on ne peut garantir la durée, la solidité et la stabilité. Non seulement elle désigne ce qui est passager mais encore ce qui est incertain, puisqu’est précaire ce qui peut toujours être remis en cause.  Le mot pour le dire en arabe, est Hachacha, de Hich.  

Au nom de la légitimité électorale, ils ne font que concéder, mais ad nutum. Que de fois le terme «concession» a été prononcé. C’est discrétionnairement qu’ils reculent, pour des raisons tactiques lorsque la pression sociale et politique leur devient difficilement supportable. 

Ils sont passés maîtres dans l’art de mettre à l’épreuve les nerfs de tout un peuple. La dernière illustration en a été donnée à propos du dialogue national rendu nécessaire, sous la pression d’une forte mobilisation populaire, par l’échec du gouvernement, la multiplication des assassinats politiques et la recrudescence des actions terroristes. Pendant trois mois les dirigeants d’Ennhada ont soufflé le chaud et le froid. Ils ont fini par donner l’impression d’accepter de quitter le pouvoir selon les termes de la feuille de route du quartet parrainant le dialogue national. Le brouillard voulu n’est bien évidemment pas propice à la bonne conduite des affaires de l’Etat, c’est-à-dire à la bonne gouvernance, il n’est pas de nature à rassurer le peuple qui se lasse de plus en plus de politique. Le flou entretenu laisse grande ouverte la porte aux surprises, à de surprenantes prises de position ou décisions. Et celle –ci est venue le jour fatidique du 23 octobre, date anniversaire des élections de 2011 mais qui, en outre, devait marquer le commencement du dialogue. Prétextant de l’attaque terroriste survenue à Sidi Ali Ben Aoun, après l’heure prévue pour sa conférence de Presse, le Chef du gouvernement annonce avec 7 heures de retard, qu’il n’entend pas démissionner. Le Président de la République lui emboîte le pas, quelques minutes plus tard, et soutient sa position.  Hérauts de la violence ! 

La stratégie de la précarité

La stratégie de la précarité participe du dépouillement de la société de sa dimension politique. Elle renoue avec l’œuvre accomplie avec un certain succès par Ben Ali. Œuvre qui n’est pas l’une des causes mineures de la révolution tunisienne. Sauf qu’il s’agit de substituer au politique, non pas le théologique, mais le dogme et le rituel religieux. 

La société est alors en situation de précarité caractérisée par l’absence d’une ou plusieurs sécurités nécessaires aux personnes pour jouir de leurs droits fondamentaux et pour assumer les responsabilités qui leur incombent. L’économie tunisienne est une économie sinistrée, le processus de paupérisation de la classe moyenne, qui est au cœur de la stabilité de la société tunisienne, est largement engagée. Les déficits fondamentaux de l’économie ne cessent de grandir. La sécurité est mise à mal par la menace terroriste, avec l’appui, la complicité, ou le laisser-aller des gens au pouvoir.  Le terrorisme n’est plus une menace, il est en action depuis le début de l’année 2013, année au cours de laquelle le deuil national a été proclamé à cinq reprises. Un record national. 

Ce  sont les enfants de Ghannouchi qui sont à l’œuvre. Le gouvernement d’Ennahda et de ses acolytes a fait de la Tunisie un Etat volontairement défaillant. Se refusant à lutter contre les terroristes au nom de leur parenté idéologique ils sont en passe, après les attaques de Cha’ambi, de Goubellat et aujourd’hui de Sidi Ali Ben Aoun, de réaliser leur rêve : faire s’effondrer l’Etat.

Ali Mezghani, dans Leaders, 28 octobre 2013