Ridha Grira, le seul ministre qui a dit Non à Ben Ali


17 Mai 2013

S’il y a un responsable politique qui a évité à la Tunisie le fameux « bain de sang », c’est bien lui. Il n’aurait jamais dû être inquiété, encore moins arrêté. Depuis le 20 septembre 2011, il est arbitrairement détenu à la prison de Mornaguiya malgré son état de santé qui s’est gravement détériorée ces derniers jours. Tunisie-Secret lève un coin du voile sur le rôle que cet homme a joué en janvier 2011 et sur les véritables raisons de son incarcération.


Deuxième cas de la série d’articles consacrés aux prisonniers politiques, que nous avons promis à nos lecteurs et que nous avons inauguré par le dossier Rafik Belhaj Kacem (édition du 19 avril 2013), Ridha Grira est sans doute le cas le plus troublant et le plus emblématique d’une justice aux ordres. Dernier à avoir été arrêté, incarcéré depuis bientôt deux ans, gravement malade, il clame son innocence et se dit victime d’une machination politico-judiciaire. Qui est-il ? Que lui reproche t-on ? Y-a-t-il eu kabbale contre lui ? Telles sont les trois questions auxquelles nous allons tenter de répondre.    
 
Ridha Grira a effectivement été le seul haut responsable à dire nom à Ben Ali, lorsque celui-ci a fait part à son Premier ministre, Mohamed Ghannouchi et à son ministre de la Défense de son intention de reprendre l’avion pour Tunis. Nous avons été les premiers à révéler cette information dans notre article « Exclusif : l’échange téléphonique qui a scellé le destin de la Tunisie », publié le 25 octobre 2012. Voici pour rappel l’extrait en question :
 
Ben Ali : « Bon Ridha dites à Mohamed que je rentre demain et que je vais remettre les pendules à l’heure. » 
Ridha Grira : « Monsieur le Président ! Vous ne pouvez plus rentrer. Le pays risque de brûler. Les gens pensent que vous avez fui le pays. Vous ne pouvez plus faire marche arrière. Attendez encore deux ou trois jours et on vous dira ce qu’il en sera Monsieur le Président ! 
Ben Ali : « Pas question ! Je rentre! Je rentre ! Je rentre ! » 
Ridha Grira : « Monsieur le Président ! Si vous rentrez, je serai dans l’obligation d’assurer votre sécurité ! L’armée sera probablement contrainte de tirer sur les gens et je ne veux pas en arriver là ! Je n’ai pas envie de tuer des innocents ! 
Ben Ali : « On n’en arrivera pas là ! Je vous le promets Ridha ».
 
Tout de suite après cet échange, le ministre de la Défense appelle Mahmoud Cheikhrouhou, le commandant de bord de l’avion présidentiel qui était encore en Arabie Saoudite. 
 
Ridha Grira : « Si Mahmoud ! Écoutez mois attentivement ! Vous allez rentrer tout de suite. Vous allez rentrer sans le Président. C’est une décision qui a été prise au plus haut niveau de l’Etat et j’en assume l’entière responsabilité. Je vous laisse préparer l’avion ! Je reviens vers vous dans 15 mn. »
 
Alors, qui a sauvé le pays d’un « bain de sang » ? Le général Rachid Ammar, le général Ali Seriati, ou le ministre de la Défense Ridha Grira ? Nous allons essayer de tirer le bon grain de l’ivraie. On serait tenté de croire que l’arrestation de Ridha Grira est un coup monté par le général Ammar. Nous en sommes persuadés, même s’il n’a pas été le seul à ourdir cette kabbale, et même si le principal concerné, Ridha Grira, continue à faire confiance à Rachid Ammar. Pas plus tard qu’il y a une semaine, l’avocat de l’un des codétenus de Ridha Grira nous a assuré que son client (ancien ministre) lui a lâché : « Ce général tire les ficelles, ils nous a tous mis en prison et ce naïf (allusion à M.Grira) continue à le défendre » !
 
Qui est Ridha Grira ?
 
Il est né le 21 août 1955 à Sousse. Sa famille nombreuse et modeste est originaire de Zaouia-Sousse, un petit village pas très loin de la capitale du Sahel. Suivant la tradition familiale, il a milité très jeune dans la cellule destourienne de sa région. Après l’obtention de son baccalauréat au lycée de garçons de Sousse en juin 1974, il a quitté la Tunisie pour la France où il a été admis en classe préparatoire –filière mathématiques supérieures et mathématiques spéciales- du prestigieux lycée Louis le Grand, passage obligatoire formant aux Grandes écoles. Il a été ensuite admis au concours d’entrée à l’Ecole Centrale de Paris d’où il sortira ingénieur et titulaire d’un DEA en génie chimique. Parallèlement, il a fait des études de droit, d’économie et de gestion à l’Université Paris1-Sorbonne ainsi qu’à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Titulaire d’une licence et d’une maitrise respectivement en sciences économiques et en gestion, il a alors été admis à l’Ecole Nationale d’Administration d’où il est sorti diplômé, promotion  Henri François d’Aguesseau, année 1982.
 
Alors qu’il aurait pu faire une belle carrière en France, compte tenu de ses diplômes et de sa formation pluridisciplinaire, Ridha Grira revient en Tunisie pour servir son pays. En 1983, il est chargé de mission au sein du premier ministère, portefeuille alors détenu par feu Mohamed Mzali. Travailleur et haute compétence, il devient par la suite directeur général de la fonction publique. En 1991, il a été nommé PDG de la banque arabe tuniso-libyenne de développement et de commerce extérieur. A peine une année plus tard, il est devenu secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, ensuite, le 16 janvier 1992, secrétaire général du nouveau gouvernement, remanié en 1992. C’est en avril 1999 qu’il a été nommé ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires Foncières. En janvier 2010, ce ministre plus technocrate que politicien, succède à Kamel Morjane à la tête du ministère de la Défense. Reconduit à ce poste au sein du « gouvernement d’union nationale » sous la houlette de Mohamed Ghannouchi, Ridha Grira finira par quitter le gouvernement le 27 janvier 2011.
 
Que lui reproche t-on ?
 
Connu pour sa probité, son intégrité, sa passion pour la chose publique et sa droiture, ce ministre qui n’est pas plus riche qu’un cadre moyen, est inculpé pour une soixantaine d’affaires liées à son passage au ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires Foncières, notamment celle qui a motivé son arrestation et qui est relative à la cession d’un terrain pour l’un des neveux du président Ben Ali. Dans cette affaire, il convient de préciser que :
 
Primo, la procédure administrative a été suivie à la lettre avec notamment différentes commissions qui ont donné leur aval motivé par une expertise foncière avant la signature du Ministre ;
 
Secundo, cette cession a été effectuée à la suite d’une double instruction écrite de la main du Président de la République. Or, autant d’après une large jurisprudence que d’après l’article 42 du code pénal tunisien qui est explicite à ce sujet et qui stipule « N'est pas punissable, celui qui a commis un fait en vertu d'une disposition de la loi ou d'un ordre de l'autorité compétente. », un subordonné ne peut être tenu responsable dans le cas où il a agi sous les ordres de son supérieur hiérarchique ;
 
Tertio, pour protéger dans la mesure du possible les intérêts de l’Etat, Ridha Grira a imposé deux conditions au neveu de Ben Ali : d’abord, il doit ériger un projet touristique sur le terrain dans un délai maximum de 3 ans. Ensuite, il ne peut pas céder le dit terrain avant un délai minimum de 5 ans. Par la suite, l’acheteur n’a pas respecté ces clauses et a vendu au bout de deux ans après avoir échoué à faire un projet viable et ce sur instruction écrite de son oncle le président Ben Ali.
 
C’est pour ces raisons que la cour de cassation, la plus haute juridiction du pays, a cassé à deux reprises la décision de la Chambre d’accusation auprès du tribunal d’appel portant sur le mandat de dépôt émis par un juge d’instruction de la Chambre 15. Jusqu’à quand va durer cette mascarade judiciaire ? Maître Hassen Ghodbani, l’avocat de Ridha Grira, parviendra t-il à faire libérer son client ? Sur le plan procédural et strictement juridique, cela semble possible et même exigible, la Justice « transitionnelle » étant désormais minutieusement suivie par certaines ONG et chancelleries occidentale. Mais sur le plan politique, la question reste posée. En attendant l’issu de cette affaire, Ridha Grira est maintenu en prison depuis près de 20 mois, alors que le délai maximum de détention est légalement fixé à 14 mois. Aucun juge ne veut prendre la responsabilité d’une décision qui touche à une personnalité de l’ancien régime alors que tout le monde, y compris le juge d’instruction en charge de cette affaire, s’accorde à dire qu’il n’y a rien dans le dossier.
 
Comment s’est fomentée la kabbale contre Ridha Grira ?
 
Comme déjà mentionné, Ridha Grira a quitté le « gouvernement d’union nationale » le 27 janvier 2011. Mais il n’a pas fait comme beaucoup d’autres responsables qui ont précisément des choses à se reprocher : plier l’échine et observer le silence. Populaire et sollicité par les médias, il s’est manifesté à plusieurs reprises, ce qui a dû indisposer certains généraux, comme Rachid Ammar, et contrarier certains politiciens, comme Béji Caïd Essebsi, dont la stratégie a été d’écarter toute personnalité susceptible de lui faire de l’ombre et de fédérer les anciens destouriens. Même si la Kabbale a démarré sous le Premier ministère de Mohamed Ghannouchi, un homme faible et sans personnalité, c’est sous la responsabilité politique de Béji Caïd Essebsi et avec son aval que Ridha Grira a été arrêté le 20 septembre 2011, à la surprise générale tant le rôle de ce ministre avant et après le 14 janvier 2011 a évité à la Tunisie le pire.
 
Deux personnages clefs ont joué un rôle déterminant dans cette Kabbale : Anis Mogadi, porte-parole du syndicat de la sécurité présidentielle et Imed Belhaj Khlifa, porte-parole de l’union nationale des syndicats des forces de sureté. A priori fidèles d’Ali Seriati, ils ont tout fait pour disculper l’ancien puissant directeur de la Garde présidentielle. Ils auraient pu le faire sans pour autant accabler de façon systématique et mensongère l’ancien ministre de la Défense. Il aurait pu le faire d’autant plus qu’Ali Seriati, comme nous l’avons toujours soutenu ici, n’est absolument pour rien dans les crimes qu’on lui reproche, notamment ceux de Thala et Kasserine. Ont-ils agi par vengeance, Ridha Grira ayant été à l’origine de l’arrestation d’Ali Seriati, juste après le départ de Ben Ali le 14 janvier 2011, ce que ce dernier lui a d’ailleurs reproché au téléphone ? 
 
Toujours est-il que c’est autour de ces deux protagonistes qu’a été organisée la campagne politico-médiatique contre Ridha Grira. Tout porte à croire, en effet, que c’est par leur biais que les PV des auditions de Ridha Grira, Rachid Ammar, Samir Labidi, Ahmed Chabir…sont arrivés à Mediapart. Ces PV, qui sont d’ailleurs les auditions devant la Gendarmerie nationale et non pas les seconds PV (les plus importants), des auditions devant le Tribunal militaire, ont été la substance des articles de Pierre Puchot : celui du 15 décembre 2011, celui du 10 novembre 2011 et celui du 10 janvier 2012. Ces trois articles de Mediapart accusaient l’ancien ministre de la défense d’avoir fomenté un coup d’Etat, d’avoir ordonné la liquidation de Samir Tarhouni, soi-disant parce qu’il a refusé de libérer les Trabelsi, et, plus grave encore, d’être derrière les tueries qui ont suivies le 14 janvier 2011. Des accusations sans fondements, si l’on se réfère à ces mêmes PV, particulièrement le témoignage de Samir Labidi.  
 
Deux mois après la publication de ces articles dans Mediapart, Anis Mogadi et Imed Belhaj Khlifa, avec lesquels Samir Seriati serait en rapport, organisent une conférence de presse théâtrale pour affirmer que Ridha Grira et Samir Labidi sont, en effet, responsables de la mort des « martyrs » tombés après le 14 janvier. La même thèse sera reprise par Abdelaziz Belkhodja et Tarek Cheikhrouhou, deux amis de Samir Seriati, dans leur livre « 14 janvier. L’enquête ».
 
Deux autres protagonistes rentrent en ligne de compte. Le colonel Sami Sik Salem, élevé depuis au rang de colonel-major et nommé conseiller auprès de Moncef Marzouki, et Samir Tarhouni, simple agent de la brigade antiterroriste (BAT). Ce mythomane qui a mené en bateau les journalistes pour se constituer une légende de héros national va bientôt occuper un poste diplomatique à Genève. Le premier dit avoir assuré la transmission constitutionnelle du pouvoir à Mohamed Ghannouchi, et le second prétend avoir agi par patriotisme en arrêtant le clan des Trabelsi à l’aéroport de Tunis-Carthage. Pour certains témoins, Tarhouni agissait sous les ordres d’Ali Seriati et celui-ci exécutait les consignes de Ben Ali avant son départ. Selon nos informations, Ben Ali aurait textuellement dit à Seriati de « réunir les Trabelsi à l’aéroport et de les garder sous la main en attendant mon retour ». Si Ben Ali n’avait pas l’intention de revenir en Tunisie, notamment pour sacrifier les Trabelsi et reprendre le contrôle de la situation, il aurait embarqué toute la famille de son épouse dans son avion. A moins que cette « prise d’otage » des Trabelsi ait été un moyen pour obliger Ben Ali à partir ! Dans tous les cas, les intentions de Ben Ali à l’égard des Trabelsi restent un mystère.      
 
Tous ces protagonistes ont participé à la kabbale contre Ridha Grira car, par inconscience, ou par naïveté, ou tout simplement par honnêteté, il a commencé à dire aux médias des choses pas très orthodoxes. Dans l’interview accordée à MosaïqueFM le 8 mars 2011, il a par exemple abordé la question taboue et hautement sensible des snipers. Comme par hasard, six mois après, en août 2011, il a été arrêté ! Pure hasard, c’est au mois d’août que, de sa prison, le général Ali Seriati a déclaré : « Si vous voulez savoir la vérité sur les snipers, posez la question à Ridha Grira. C’est lui qui est derrière ». Les journalistes et les internautes se sont emparés de cette déclaration pour mettre en branle la machine médiatique, qui a à son tour entrainé la machine judiciaire.
 
Le témoin gênant que l’on veut faire taire
 
On cherche effectivement à le faire taire ou à lui faire porter le chapeau à la place d’un autre, qui est depuis le coup d’Etat du 14 janvier 2011, l’homme fort du pays et le garant de la pérennité islamiste ! Si Ridha Grira était coupable des faits relayés par certains médias tunisiens et par Mediapart, ce n’est pas pour une affaire de terrain cédé à un neveu de Ben Ali qu’on l’aurait arrêté, mais pour complot contre la sécurité de l’Etat.
 
En réalité, Ridha Grira est le ministre à qui les Tunisiens doivent, pour le meilleur ou pour le pire, le non retour de Ben Ali en Tunisie. Avant et après le 14 janvier 2011, il a fait du mieux qu’il a pu pour préserver des vies humaines, aussi bien celles de ses soldats que celles des manifestants. Il a agi de sorte que l’armée accomplisse son rôle républicain. Il a assuré le transfert pacifique du pouvoir dans le respect total de la constitution. En ordonnant l’arrestation du général Ali Seriati, il dit avoir agi par conscience et pour éviter un probable coup d’Etat. Etait-ce une action salutaire ? Comme nous l’avons toujours clairement dit dans Tunisie-Secret, entre le coup d’Etat américano-qatari du général Rachid Ammar et l’hypothétique coup d’Etat nationaliste du général Ali Seriati, ce dernier était nettement préférable, et pour la Tunisie en tant que pays souverain, et pour les Tunisien en tant que peuple libre.
 
« Plusieurs symboles de l’ancien régime ont été emprisonnés pour des raisons purement politiques et les motifs pour lesquels ils ont été arrêtés sont montés de toutes pièces », vient de déclarer sur Ettounisiya TV maître Khaled Krichi, membre de l’association de la défense des prisonniers politiques, qui était l’invité de Naoufel Ouertani dans son émission « Labès » (15 mai dernier). Cela vaut aussi bien pour Ridha Grira que pour Ali Seriati, ainsi que pour l’ensemble des ministres et responsables actuellement détenus. Tous des boucs émissaires dont le sort ne dépend ni de Ghannouchi, ni de Marzouki, ni d’Ali Larayedh, mais du bon vouloir de Rachid Ammar, le général qui a dit "Oui aux Etats-Unis".Tunisie-Secret.com
 
Karim Zmerli, avec la collaboration de Lilia Ben Rejeb