Pour Rached Ghannouchi, l’Iran et Israël sont des modèles


15 Septembre 2013

Le chef des Frères musulmans en Tunisie, qui porte bien son nom (RG), pense aussi que le malade mental « Ali Belhadj est plus démocrate que le général Nezzar ». C’était dans une interview publiée dans L’Express le 29 avril 1993. Même si l’interview était complaisante, le journaliste de ce magazine parisien n’a pas fait de cet imposteur, mercenaire du Qatar et agent du M16, un docteur de la Sorbonne. Ce titre lui a été attribué "à titre posthume" en 2011, par Isabelle Mandraud, la très professionnelle journaliste du très objectif quotidien Le Monde ! Voici l’intégralité de l’interview de L’Express.


Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste tunisien Ennahda, condamné à perpétuité dans son pays, vit en exil à Londres avec un passeport soudanais. Il est l'une des grandes figures de l'islam politique contemporain.
 
L'EXPRESS: Vous avez été séduit par le nationalisme arabe incarné par Nasser, comme beaucoup d'étudiants de votre génération. Comment avez-vous ensuite basculé dans l'islamisme?

Rachid Ghannouchi: Pour l'anecdote, c'est au cours de la nuit du 15 juin 1966 que je me suis remis à prier. En fait, c'est comme un verre qui se remplit. Vous n'en prenez conscience qu'au moment où il déborde. Mais le processus a commencé depuis longtemps. 
- Ce passage correspondait-il à une illumination politique ou à une découverte religieuse?
- Les conséquences politiques sont les dernières choses auxquelles j'ai pensé. L'année précédente, tout mon univers avait été ébranlé: l'idéal nassérien d'une nation arabe, forte, prenant modèle sur le monde occidental, s'était brisé. J'avais pour la première fois visité l'Europe. Et, dans les auberges de jeunesse, j'avais rencontré une génération pessimiste, perdue et droguée. Les jeunes ne croyaient en rien, critiquaient durement leur société, et les philosophes occidentaux eux-mêmes, comme Sartre, attaquaient l'Occident, nous le montraient de l'intérieur, avec ses doutes et non plus comme une image idéalisée. 
- Le nationaliste arabe que vous étiez regrettait que l'Occident ne soit pas à la hauteur du mythe?
- Bien sûr. On n'aimait pas l'Occident. Mais on était tentés, tournés vers lui. C'était à la fois le modèle et le défi. 
- Est-ce qu'en rejoignant les islamistes vous cessiez d'être un nationaliste arabe?
- Nos analyses divergeaient de plus en plus. Ainsi, lors de la guerre israélo-arabe de 1967, il y eut de vives discussions. Les nationalistes étaient convaincus qu'ils allaient passer l'été avec les femmes juives sur les plages de Tel-Aviv! Les Frères musulmans considéraient que les Arabes ne pouvaient gagner parce que leurs sociétés étaient corrompues, faibles, déchirées, n'avaient pas d'idéal capable d'inciter les jeunes au sacrifice. Pis: les progressistes arabes étaient liés à l'URSS et avaient donc des références occidentales. Ce qui amenait l'arabité à entrer en conflit avec l'islam. 
- Les relations entre les islamistes et les régimes - bien souvent militaires - établis peu après les indépendances sont toujours conflictuelles. Pourquoi?
- Parce que les élites au pouvoir ont été éduquées en Occident. A travers elles, les anciennes puissances coloniales ont pu conserver leur influence. Lorsque le peuple redécouvre ses racines, l'élite moderniste n'a d'autre moyen de se protéger que de recourir aux militaires formés, eux aussi, en Occident. Prenez, par exemple, le général Nezzar, l'actuel homme fort de l'Algérie: jusqu'en 1958, il était officier dans l'armée française! 
- Vous vous posez donc comme traditionalistes, face à une modernité qui est par nature occidentale?
- Cela dépend de quelle modernité vous voulez parler! Nous rejetons votre conception, qui consiste à séparer la religion et la vie de la société. Mais nous avons notre propre chemin vers une modernité qui ne cherche pas à imiter l'Occident. Et qui implique une totale liberté de pensée, une totale liberté du peuple de choisir ses gouvernants. Alors, évidemment, nous approuvons. 
- On croit rêver: l'islamisme, parangon de tolérance et d'ouverture...
- Mais oui! La légitimité de l'Etat ne repose que sur le choix du peuple. Nous sommes tout à fait d'accord là-dessus. Et nous sommes pour la liberté de conscience, d'esprit, la liberté politique... 
- L'Arabie Saoudite respecte ces libertés?
- L'Arabie Saoudite ne constitue en aucune manière un modèle. 
- Et l'Iran?
- Le régime de Téhéran est basé sur la volonté du peuple iranien. A ma connaissance, aucun observateur n'a prétendu que les élections au Parlement iranien ont été truquées ou falsifiées. Je crois qu'il n'existe que deux Parlements dignes de ce nom dans tout le Moyen-Orient: l'iranien et l'israélien. Nous sommes donc en Iran devant un Etat légitime et, par là, moderne. Certes, les libertés n'y sont pas suffisantes, mais nous espérons que cela s'améliorera. 
- Comment la division sunnite/chiite est-elle vécue dans l'islamisme contemporain?
- Il y a des extrémistes de chaque bord, mais la majorité des musulmans sont des modérés. Les divergences représentent d'autant moins un problème que la mobilisation de l'Occident contre l'islam pousse naturellement chiites et sunnites à travailler ensemble. Il existe aujourd'hui une pensée islamique unitaire. Qui progresse très vite. Khomeini n'avait pas un discours de division, mais bien un discours nationaliste communautaire. 
- Chiites comme sunnites rejettent la notion de démocratie, dénoncée par l'Algérien Ali Belhadj.
- Ali Belhadj est plus démocrate que le général Nezzar, qui est appuyé par l'Occident. Ali Belhadj n'a-t-il pas gagné les élections? Ali Belhadj a-t-il prétendu gouverner l'Algérie par la force? Non. Il a respecté un processus démocratique. Le qualificatif est donc sans importance. Il ne s'agit que de mots. Lorsqu'il dit: "Je suis contre la démocratie", il veut dire "si elle n'est pas légitimée par la majorité". 
- Pas du tout! Il a été très clair: "La démocratie, c'est le pouvoir du peuple, or seul doit exister le pouvoir de Dieu."
- Ce qui est en question n'est pas tant le concept de démocratie qu'une réaction contre l'Occident, que nous refusons d'imiter. Nous nous opposons à des gouvernements qui se réclament de la démocratie. Mais aucun penseur islamique ne prétend que l'autorité du gouvernement est l'incarnation de la volonté divine! 
- L'opposition islam-Occident est aujourd'hui très forte. Croyez-vous, pour le futur, à une cohabitation ou à la poursuite de cette rivalité?
- Je pense qu'une forme de coexistence est envisageable entre un monde musulman conduit par les islamistes et l'Occident. A condition que celui-ci respecte la réalité islamique: nous sommes différents. Nous avons notre histoire, notre religion, notre civilisation. 
- Mais l'expansion de l'islam s'est faite en grande partie par les conquêtes arabes, c'est-à-dire le sabre à la main...
- Si les conversions n'avaient eu lieu que par la force, comment expliquer qu'aujourd'hui, où la force n'est plus de notre côté, les musulmans ne soient pas convertis par les autres religions? Pourquoi les musulmans de France ne se convertissent-ils pas au catholicisme? 
- La peur! L'islam est la seule religion que l'on ne peut abandonner sans être condamné à mort automatiquement comme apostat. Cela doit en décourager plus d'un...
- Mais, dans la plupart des pays, les lois islamiques ne sont pas appliquées! L'islam possède une force interne. Voilà pourquoi il est en pleine expansion. 
- Les Américains vous semblent-ils plus conciliants que les Européens?
- A l'égard de l'islam, oui. Il n'y a pas de passé colonial entre les pays musulmans et l'Amérique, pas de croisades; pas de guerre, pas d'histoire... 
- Et vous aviez un ennemi commun: le communisme athée, qui a poussé les Américains à vous soutenir...
- Sans doute, mais la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher était aussi anticommuniste... Vous savez, tout ne se pose pas en termes géostratégiques. Des centaines de millions d'hommes sont musulmans librement. Notre ennemi principal est la dictature. 
- En Egypte, aujourd'hui, on n'entrave pas la liberté religieuse, on ne vous interdit pas de prier! Or vous tentez de déstabiliser ce pays par des attentats...
- Notre problème est que l'Etat n'est ni islamique ni laïc. Je peux vivre tranquillement dans des pays comme la Grande-Bretagne ou la France, où la liberté confessionnelle est respectée. En Angleterre, il y a un parti islamique... Mais pas en Tunisie! Pas en Egypte! Si j'ai le choix entre vivre dans un pays musulman sans liberté et un pays laïc où existe la liberté, je choisis le second! Il est sans doute plus proche de l'islam que le prétendu Etat musulman... TunisieSecret

Jacques Girardon, L’Express du 29 avril 1993