Présentation de l’auteur
L’idée que le commun des mortels se fait des services de sécurité en général et des agents de renseignement en particulier est hollywoodienne. Ce n’est ni l’agent secret qui est derrière les sales coups et les sombres desseins, ni le gladiateur du bien contre le mal.
C’est une personne qui est au service exclusif de son pays et dont la mission consiste fondamentalement à protéger ses concitoyens de toute menace intérieure et extérieure. Le renseignement est à a fois une vocation et une science.
Ancien chef du Service de Renseignement de Sécurité de la DGSE, après trente cinq ans de service extérieur de la France, Alain Chouet est diplômé de l’Ecole des langues orientales (arabe), diplômé d’études supérieures de sciences politiques de Paris II-Panthéon, et titulaire d’une Maîtrise de droit de Paris II-Assas.
Il est Officier de a Légion d’honneur, Officier de l’ordre national du mérite, Croix de la valeur militaire, Croix du combattant, Chevalier des palmes académiques, Médaille de la reconnaissance nationale…Il a commencé sa carrière au ministère de la Défense. Entre 1973 et 1988, il a été en poste dans différentes ambassades de France, pratiquement dans toutes les capitales arabes. De 1992 à 1996, il a été conseiller à la mission de la France auprès de l’Office des Nations Unies (Genève). Il a terminé sa carrière en 2002, en tant que chef du Service de Renseignement de Sécurité de la DGSE.
Spécialiste du monde arabe et du terrorisme islamiste, il est l’auteur de plusieurs études académiques. Dernier ouvrage paru, Au cœur des services spéciaux. Menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers, entretiens avec Jean Guisnel, édition La Découverte, 2011.
Entretien
Tunisie Secret- Dès janvier 2011, vous n’avez pas cru à la révolution du jasmin en Tunisie, pourquoi ? C’était de l’analyse ou des informations que vous aviez ?
Alain Chouet- À la retraite depuis 2002, je n’ai pas accès à des informations particulières mais je connais un peu la Tunisie. Il existe dans ce pays des forces parfaitement démocratiques, libérales, tolérantes et ouvertes sur le monde qui s’incarnent dans une multitude de partis politiques, de syndicats libres et d’associations. Malheureusement ces forces, par ailleurs très divisées et poursuivant des buts très divers, ont été réprimées, persécutées, souvent interdites pendant la dernière période de la présidence Bourguiba et toute la période de la dictature de Ben Ali. Les seules forces politiques qui ont pu survivre en entretenant leur audience malgré les interdictions, parce qu’elles bénéficiaient de soutiens politiques et surtout financiers extérieurs sont celles issues de l’association des Frères Musulmans ou inspirées par eux, c’est à dire En-Nahda et différents courants salafistes.
Dans ces conditions, il n’était pas difficile de comprendre que le rythme précipité du « printemps du jasmin » ne permettrait pas aux forces politiques démocratiques et pluralistes de s’organiser, de s’unir et de produire des élites politiques crédibles dans le peu de temps imparti pour organiser des élections libres. Et ce d’autant plus (ce n’est un secret pour personne) que les pétromonarchies de la péninsule arabique ont investi massivement pour permettre aux forces politiques islamistes de se constituer une « clientèle » susceptible de les porter au pouvoir. Le résultat était donc prévisible et inéluctable.
Mais, comme je l’ai écrit dans mon livre, la Tunisie est l’un des rares pays pour lesquels je conserve un peu d’espoir parce que, justement, il y existe un fort tissu de forces démocratiques, ouvertes et libérales capable de prendre la relève quand, confrontés aux difficultés de l’exercice du pouvoir, les islamistes devront rendre des comptes au sujet de leur gestion mercantile et sectaire.
TS- Puisque « ce n’est pas le peuple mais l’armée qui a chassé Ben Ali » (ce sont vos propos en janvier 2011), pourquoi le général Rachid Ammar n’a-t-il pas pris le pouvoir ?
A.C- L’armée reste en Tunisie (comme en Égypte et en Algérie) le premier opérateur économique du pays, soit en tant qu’institution, soit en la personne de ses cadres supérieurs. Si elle veut pouvoir conserver ce rôle sur le long terme, elle ne doit pas se trouver en position d’être contestée sur le plan politique. Comme elle n’est pas plus en mesure que qui ce soit de faire des miracles, ce serait inévitablement le cas si elle assumait la matérialité et la visibilité du pouvoir. Comme en Égypte et en Algérie, l’armée a donc besoin de se protéger derrière un paravent civil susceptible de jouer le rôle de fusible et d’assumer les conséquences d’une contestation éventuelle.
TS- On sait maintenant que le rôle des Américains a été déterminant dans la révolution du jasmin, notamment par la mobilisation de certains cyber-activistes qui auraient été formé par des ONG proches de la CIA. Qu’en pensez-vous ?
A.C- Les ONG que vous évoquez et qui ont largement participé à l’épanouissement des « révolutions de couleur » dans les pays de l’ex-bloc de l’Est ainsi qu’aux printemps arabes ne sont pas particulièrement proches de la CIA dont il ne faut pas exagérer le rôle. Elles sont pour la plupart proches ou issues d’un certain nombre de think-tanks néo-conservateurs américains comme « Freedom House » ou « l’International Republican Institute ».
TS- Justement l'un des directeurs de Freedom House, James Wooslsey, est un ancien patron de la CIA. C'est plutôt surprenant comme coïncidence! Cuba, la Russie et la Chine accusent publiquement Freedom House d'être tributaire de la CIA et d'agir beaucoup plus conformément à l'agenda du gouvernement américain, que par souci des droits de l'homme.
A.C- Non, ce n'est guère surprenant. Nombre d'anciens des services de renseignement se sont reconvertis dans des think-tanks et des ONG agissant à l'étranger. Sous l'administration Bush, la plupart d'entre eux se sont mis au service de la Maison Blanche dont ils reflétaient toutes les options néo-conservatrices, même les plus extrêmes qui n'ont effectivement rien à voir avec les droits de l'homme (et qui n'étaient pas toujours celles de la CIA ou des différents autres services de renseignement et de sécurité américains beaucoup plus prudents en général que la Présidence).
TS- Vraisemblablement, la France n’a joué aucun rôle dans la déstabilisation de la Tunisie, bien au contraire. Voulez-vous nous expliquer comment les Etats-Unis peuvent-ils décider un tel changement politique en Tunisie et au Maghreb en général, sans en informer l’un de ses plus fidèle allié, d’autant plus que la France est le premier pays occidental à avoir des intérêts économiques et géopolitiques importants avec cette région ?
A.C- Les États-Unis n’ont pas pour habitude d’informer leurs alliés, même les plus proches comme le Royaume Uni, de leur stratégie et de leurs intentions. Washington décide unilatéralement de sa politique et les alliés suivent ou ne suivent pas, ce qui n’a pas beaucoup d’importance compte tenu du fait que l’essentiel des capacités militaires, diplomatiques et financières de l’action sont entre les mains des Américains. Toutefois , les alliés qui refusent de « suivre » sont considérés ensuite avec méfiance, suspicion et même mépris. C’est le cas de la France depuis son refus de s’associer à la campagne contre l’Irak en 2003
TS- Contre toute attente, le printemps arabe a viré à l’hiver islamiste. Plusieurs journalistes et spécialistes français ont exclu tout péril islamiste en Tunisie, à l’inverse d’autres pays arabes. Vous attendiez-vous à la victoire des islamistes en Tunisie ?
A.C- Ce n’est pas contre toute attente que le printemps a tourné à l’hiver un peu partout. Depuis début 2011, j’ai publié plusieurs textes et donné plusieurs conférences pour alerter sur cette dérive qui me paraissait inéluctable parce que les rapports de force entre démocrates authentiques et islamistes salafistes étaient partout les mêmes et bien pires qu’en Tunisie sans même qu’on puisse concevoir en Égypte, en Libye, au Yémen ou ailleurs une possible relève par d’authentiques forces démocratiques pour la bonne raison qu’elles y ont été éliminées depuis un demi-siècle par les dictateurs et qu’il faudra deux ou trois générations pour qu’elle se reconstituent si on veut bien le leur permettre.
TS- Certains observateurs et analystes pensent aussi que l’administration américaine a choisi les islamistes comme futurs partenaires. Si c’est le cas, dans quels intérêts ? Une telle alliance, ne vous semble-t-elle pas contre-nature ?
A.C- L’islamisme politique – en tout cas celui des Frères Musulmans - est par nature conservateur en politique et néo-libéral en économie. Il s’accommode parfaitement de l’ordre économique mondialisé cher aux Américains et se montre hostile à toute forme d’organisation démocratique et sociale moderne qui pourrait déboucher sur une contestation de cet ordre. Tout cela convient parfaitement aux décideurs américains qui jouent dans le monde entier depuis 1945 la carte de régimes autoritaires, conservateurs, dirigistes en matière d’organisation politique et sociale intérieure, libéraux et ouverts en matière d’économie et d’échanges extérieurs. C’est exactement le cas des Frères Musulmans que les États Unis ont soutenus plus ou moins ouvertement partout depuis 50 ans et qu’ils ont utilisés avec certains succès dans leur stratégie de « containment » du bloc de l’Est hier et de l’Iran aujourd’hui.
TS- Moins de deux ans après la chute du régime, la Tunisie se porte très mal sur le plan économique, social, sécuritaire et politique. Les plus optimistes disent que c’est un passage obligatoire après la révolution et que les choses vont s’arranger. Les pessimistes redoutent une guerre civile et, paradoxalement, ils espèrent une sortie de crise à l’algérienne d’autant plus qu’Ennahda ressemble de plus en plus au FIS. Quelles sont vos prévisions et pensez-vous que l’armée tunisienne puisse agir comme l’armée algérienne en 1991?
A.C- Je me garderai bien de faire des pronostics dans une situation aussi trouble et instable. L’armée tunisienne reste une armée « républicaine » qui n’a guère de goût pour l’aventure en matière politique et c’est plutôt une bonne chose. En ce qui me concerne je fais plutôt confiance au fort tissu syndical et associatif tunisien qui a acquis depuis l’indépendance une culture certaine du pluralisme, de la tolérance, du respect des droits individuels et de la démocratie réelle même si elle a été longtemps réprimée. Quand le parti pris fondamentalement conservateur et réactionnaire de l’islamisme politique s’étalera au grand jour sans tenir ses promesses de « miracle », je ne doute pas que les Tunisiens dans leur immense majorité demanderont des comptes.
TS- Parlant maintenant des éventuelles conséquences de ces grands bouleversements politiques sur la France. Dans certaines coulisses politiques et selon certains rapports confidentiels qui décryptent l’évolution de l’islamisme dans les banlieues, l’on redoute à moyen et long terme un printemps arabe en France. Y croyez-vous ?
A.C- Non. Il y a en France environ 5 millions de musulmans, pas tous maghrébins et pas tous arabes non plus. Sur cette importante population, une cinquantaine de mille – soit 1% - est passée à la transgression qu’il s’agisse des quelques centaines qui sont passés au djihadisme actif, quelques milliers qui sont passé à la provocation religieuse identitaire, quelques dizaines de milliers qui sont passés à la violence sociale contre les personnes et les biens ou aux trafics criminels. Cette proportion n’est pas plus élevée que la moyenne nationale des transgressions.
Il est indiscutablement nécessaire de s’occuper des quelques milliers qui versent dans la provocation et une violence politique, souvent encouragée de l’extérieur, de façon à ce que le phénomène ne s’étende pas et que certain psychopathes n’y trouvent pas matière à réaliser leurs fantasmes.
Évidemment, les médias préfèrent parler de ce 1% passé à la transgression plutôt que des 99% des musulmans de France qui ne demandent qu’à vivre en paix et selon les lois de la terre d’adoption qu’ils ont choisie.
TS- Vous avez déclaré, écrit et réitéré qu’al-Qaïda est morte en 2002. Que voulez-vous dire par là ? Nous savons tous que Ben Laden a été éliminé au Pakistan, quelques jours d’ailleurs avant la révolution du jasmin en Tunisie !
A.C- Quand on cite des propos, il faut les citer en entier. J’ai déclaré devant le Sénat en 2010 : « Pour conclure – et essayer d’apporter un élément de réponse au thème de cette table ronde « Où en est al-Qaïda ? » - la Qaïda est morte entre 2002 et 2004. Mais avant de mourir, elle a été engrossée par les erreurs stratégiques de l’Occident et les calculs peu avisés d’un certain nombre de régimes de pays musulmans. Et elle a fait des petits. »
Je maintiens effectivement que l’organisation dénommée « Al-Qaïda » commandée par Oussama Ben Laden et Ayman Zawahiri qui a commis les attentats du 11 septembre 2001 aux États Unis a été neutralisée sur le plan opérationnel pendant la campagne militaire d’Afghanistan en 2002.
Le problème est que son succès spectaculaire a inspiré tous ceux qui, dans le monde musulman, pensaient à juste titre où non que leurs malheurs venaient d’Occident ou des régimes locaux soutenus par l’Occident, et qui se sont emparés du drapeau de l’organisation d’autant plus mythique que les politiques et les médias occidentaux attribuaient toutes les violences dans le monde musulman à cette organisation. Si le psychopathe Anders Breivik avait été musulman, nul doute qu’on aurait attribué son action à Al-Qaïda comme on l’a fait avec Mohammed Merah en France.
Cette obstination à tout mettre sur le dos d’une Al-Qaïda défunte évite d’avoir à traiter au cas par cas les problèmes de violence politique qui s’inscrivent dans des contextes particuliers et totalement différents de l’Indonésie au Maroc et des Balkans au Nigéria. Mais elle interdit aussi de rechercher et de trouver des solutions à chacun de ces cas particuliers.
TS- Selon des informations relayées par les médias, c'est pourtant bien Al-Qaïda qui agit au Nord-Mali, dans plusieurs pays d'Afrique noire, aux frontières algériennes, au Yémen et en Syrie. Tous les observateurs s'accordent à dire que le printemps arabe a donné à cette organisation terroriste une nouvelle vie. Ne le pensez-vous pas ?
A.C- Les médias, en particulier les médias français, collent toujours par simplification abusive l'étiquette al-Qaïda sur tous les mouvements salafistes violents sans jamais établir le moindre lien avec l'organisation de Ayman Zawahiri qui n'a plus de capacité opérationnelle et se manifeste seulement par des discours incantatoires.
Et les djihadistes un peu partout dans le monde musulman se réclament d'Al Qaïda parce qu'ils savent qu'ainsi les Occidentaux les prendront au sérieux mais ils n'ont pas le moindre lien organisationnel avec ce qui reste de l'organisation au Pakistan et n'ont pas de lien entre eux.
Il est clair que les "printemps arabes", notamment en Libye,au Yémen et maintenant en Syrie ont donné une grande vigueur à des mouvements salafistes locaux. En Libye, les mercenaires sahéliens de la "Légion africaine" de Kadhafi ont dû quitter le territoire. Ils sont repartis avec leurs armes vers leurs pays d'origine, en particulier au Mali où les différents créneaux de contestation politique étaient déjà occupés, en particulier par les indépendantistes touaregs qui ne sont pas islamistes. Pour se faire une place dans le jeu local, les nouveaux venus se sont donc installés dans le seul créneau encore disponible, celui de l'intégrisme islamique qui leur assure de plus l'assistance d'un certain nombre de puissances étrangères à la région.
Au Yémen, la chute du Président Saleh a ouvert en grand la porte à la contestation islamiste des sunnites de l'est et du sud que l'Arabie Séoudite entretenait et radicalisait depuis longtemps contre le pouvoir zaydite en place à Sanaa.
Et enfin, en Syrie, la contestation du pouvoir minoritaire alaouite draine vers les frontières du pays des djihadistes venus des pays voisins et soutenus par les pétromonarchies sunnites pour abattre le régime de Bashar el-Assad qui reste un important point d'appui de l'Iran qui inquiète l'Arabie Séoudite, le Qatar et les Emirats du Golfe. Toutes ce situations sont totalement différentes, n'ont pas de lien entre elles et encore moins avec la défunte organisation d'Oussama Ben Laden même si certains s'en réclament symboliquement pour être pris au sérieux par la communauté internationale.
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C’est une personne qui est au service exclusif de son pays et dont la mission consiste fondamentalement à protéger ses concitoyens de toute menace intérieure et extérieure. Le renseignement est à a fois une vocation et une science.
Ancien chef du Service de Renseignement de Sécurité de la DGSE, après trente cinq ans de service extérieur de la France, Alain Chouet est diplômé de l’Ecole des langues orientales (arabe), diplômé d’études supérieures de sciences politiques de Paris II-Panthéon, et titulaire d’une Maîtrise de droit de Paris II-Assas.
Il est Officier de a Légion d’honneur, Officier de l’ordre national du mérite, Croix de la valeur militaire, Croix du combattant, Chevalier des palmes académiques, Médaille de la reconnaissance nationale…Il a commencé sa carrière au ministère de la Défense. Entre 1973 et 1988, il a été en poste dans différentes ambassades de France, pratiquement dans toutes les capitales arabes. De 1992 à 1996, il a été conseiller à la mission de la France auprès de l’Office des Nations Unies (Genève). Il a terminé sa carrière en 2002, en tant que chef du Service de Renseignement de Sécurité de la DGSE.
Spécialiste du monde arabe et du terrorisme islamiste, il est l’auteur de plusieurs études académiques. Dernier ouvrage paru, Au cœur des services spéciaux. Menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers, entretiens avec Jean Guisnel, édition La Découverte, 2011.
Entretien
Tunisie Secret- Dès janvier 2011, vous n’avez pas cru à la révolution du jasmin en Tunisie, pourquoi ? C’était de l’analyse ou des informations que vous aviez ?
Alain Chouet- À la retraite depuis 2002, je n’ai pas accès à des informations particulières mais je connais un peu la Tunisie. Il existe dans ce pays des forces parfaitement démocratiques, libérales, tolérantes et ouvertes sur le monde qui s’incarnent dans une multitude de partis politiques, de syndicats libres et d’associations. Malheureusement ces forces, par ailleurs très divisées et poursuivant des buts très divers, ont été réprimées, persécutées, souvent interdites pendant la dernière période de la présidence Bourguiba et toute la période de la dictature de Ben Ali. Les seules forces politiques qui ont pu survivre en entretenant leur audience malgré les interdictions, parce qu’elles bénéficiaient de soutiens politiques et surtout financiers extérieurs sont celles issues de l’association des Frères Musulmans ou inspirées par eux, c’est à dire En-Nahda et différents courants salafistes.
Dans ces conditions, il n’était pas difficile de comprendre que le rythme précipité du « printemps du jasmin » ne permettrait pas aux forces politiques démocratiques et pluralistes de s’organiser, de s’unir et de produire des élites politiques crédibles dans le peu de temps imparti pour organiser des élections libres. Et ce d’autant plus (ce n’est un secret pour personne) que les pétromonarchies de la péninsule arabique ont investi massivement pour permettre aux forces politiques islamistes de se constituer une « clientèle » susceptible de les porter au pouvoir. Le résultat était donc prévisible et inéluctable.
Mais, comme je l’ai écrit dans mon livre, la Tunisie est l’un des rares pays pour lesquels je conserve un peu d’espoir parce que, justement, il y existe un fort tissu de forces démocratiques, ouvertes et libérales capable de prendre la relève quand, confrontés aux difficultés de l’exercice du pouvoir, les islamistes devront rendre des comptes au sujet de leur gestion mercantile et sectaire.
TS- Puisque « ce n’est pas le peuple mais l’armée qui a chassé Ben Ali » (ce sont vos propos en janvier 2011), pourquoi le général Rachid Ammar n’a-t-il pas pris le pouvoir ?
A.C- L’armée reste en Tunisie (comme en Égypte et en Algérie) le premier opérateur économique du pays, soit en tant qu’institution, soit en la personne de ses cadres supérieurs. Si elle veut pouvoir conserver ce rôle sur le long terme, elle ne doit pas se trouver en position d’être contestée sur le plan politique. Comme elle n’est pas plus en mesure que qui ce soit de faire des miracles, ce serait inévitablement le cas si elle assumait la matérialité et la visibilité du pouvoir. Comme en Égypte et en Algérie, l’armée a donc besoin de se protéger derrière un paravent civil susceptible de jouer le rôle de fusible et d’assumer les conséquences d’une contestation éventuelle.
TS- On sait maintenant que le rôle des Américains a été déterminant dans la révolution du jasmin, notamment par la mobilisation de certains cyber-activistes qui auraient été formé par des ONG proches de la CIA. Qu’en pensez-vous ?
A.C- Les ONG que vous évoquez et qui ont largement participé à l’épanouissement des « révolutions de couleur » dans les pays de l’ex-bloc de l’Est ainsi qu’aux printemps arabes ne sont pas particulièrement proches de la CIA dont il ne faut pas exagérer le rôle. Elles sont pour la plupart proches ou issues d’un certain nombre de think-tanks néo-conservateurs américains comme « Freedom House » ou « l’International Republican Institute ».
TS- Justement l'un des directeurs de Freedom House, James Wooslsey, est un ancien patron de la CIA. C'est plutôt surprenant comme coïncidence! Cuba, la Russie et la Chine accusent publiquement Freedom House d'être tributaire de la CIA et d'agir beaucoup plus conformément à l'agenda du gouvernement américain, que par souci des droits de l'homme.
A.C- Non, ce n'est guère surprenant. Nombre d'anciens des services de renseignement se sont reconvertis dans des think-tanks et des ONG agissant à l'étranger. Sous l'administration Bush, la plupart d'entre eux se sont mis au service de la Maison Blanche dont ils reflétaient toutes les options néo-conservatrices, même les plus extrêmes qui n'ont effectivement rien à voir avec les droits de l'homme (et qui n'étaient pas toujours celles de la CIA ou des différents autres services de renseignement et de sécurité américains beaucoup plus prudents en général que la Présidence).
TS- Vraisemblablement, la France n’a joué aucun rôle dans la déstabilisation de la Tunisie, bien au contraire. Voulez-vous nous expliquer comment les Etats-Unis peuvent-ils décider un tel changement politique en Tunisie et au Maghreb en général, sans en informer l’un de ses plus fidèle allié, d’autant plus que la France est le premier pays occidental à avoir des intérêts économiques et géopolitiques importants avec cette région ?
A.C- Les États-Unis n’ont pas pour habitude d’informer leurs alliés, même les plus proches comme le Royaume Uni, de leur stratégie et de leurs intentions. Washington décide unilatéralement de sa politique et les alliés suivent ou ne suivent pas, ce qui n’a pas beaucoup d’importance compte tenu du fait que l’essentiel des capacités militaires, diplomatiques et financières de l’action sont entre les mains des Américains. Toutefois , les alliés qui refusent de « suivre » sont considérés ensuite avec méfiance, suspicion et même mépris. C’est le cas de la France depuis son refus de s’associer à la campagne contre l’Irak en 2003
TS- Contre toute attente, le printemps arabe a viré à l’hiver islamiste. Plusieurs journalistes et spécialistes français ont exclu tout péril islamiste en Tunisie, à l’inverse d’autres pays arabes. Vous attendiez-vous à la victoire des islamistes en Tunisie ?
A.C- Ce n’est pas contre toute attente que le printemps a tourné à l’hiver un peu partout. Depuis début 2011, j’ai publié plusieurs textes et donné plusieurs conférences pour alerter sur cette dérive qui me paraissait inéluctable parce que les rapports de force entre démocrates authentiques et islamistes salafistes étaient partout les mêmes et bien pires qu’en Tunisie sans même qu’on puisse concevoir en Égypte, en Libye, au Yémen ou ailleurs une possible relève par d’authentiques forces démocratiques pour la bonne raison qu’elles y ont été éliminées depuis un demi-siècle par les dictateurs et qu’il faudra deux ou trois générations pour qu’elle se reconstituent si on veut bien le leur permettre.
TS- Certains observateurs et analystes pensent aussi que l’administration américaine a choisi les islamistes comme futurs partenaires. Si c’est le cas, dans quels intérêts ? Une telle alliance, ne vous semble-t-elle pas contre-nature ?
A.C- L’islamisme politique – en tout cas celui des Frères Musulmans - est par nature conservateur en politique et néo-libéral en économie. Il s’accommode parfaitement de l’ordre économique mondialisé cher aux Américains et se montre hostile à toute forme d’organisation démocratique et sociale moderne qui pourrait déboucher sur une contestation de cet ordre. Tout cela convient parfaitement aux décideurs américains qui jouent dans le monde entier depuis 1945 la carte de régimes autoritaires, conservateurs, dirigistes en matière d’organisation politique et sociale intérieure, libéraux et ouverts en matière d’économie et d’échanges extérieurs. C’est exactement le cas des Frères Musulmans que les États Unis ont soutenus plus ou moins ouvertement partout depuis 50 ans et qu’ils ont utilisés avec certains succès dans leur stratégie de « containment » du bloc de l’Est hier et de l’Iran aujourd’hui.
TS- Moins de deux ans après la chute du régime, la Tunisie se porte très mal sur le plan économique, social, sécuritaire et politique. Les plus optimistes disent que c’est un passage obligatoire après la révolution et que les choses vont s’arranger. Les pessimistes redoutent une guerre civile et, paradoxalement, ils espèrent une sortie de crise à l’algérienne d’autant plus qu’Ennahda ressemble de plus en plus au FIS. Quelles sont vos prévisions et pensez-vous que l’armée tunisienne puisse agir comme l’armée algérienne en 1991?
A.C- Je me garderai bien de faire des pronostics dans une situation aussi trouble et instable. L’armée tunisienne reste une armée « républicaine » qui n’a guère de goût pour l’aventure en matière politique et c’est plutôt une bonne chose. En ce qui me concerne je fais plutôt confiance au fort tissu syndical et associatif tunisien qui a acquis depuis l’indépendance une culture certaine du pluralisme, de la tolérance, du respect des droits individuels et de la démocratie réelle même si elle a été longtemps réprimée. Quand le parti pris fondamentalement conservateur et réactionnaire de l’islamisme politique s’étalera au grand jour sans tenir ses promesses de « miracle », je ne doute pas que les Tunisiens dans leur immense majorité demanderont des comptes.
TS- Parlant maintenant des éventuelles conséquences de ces grands bouleversements politiques sur la France. Dans certaines coulisses politiques et selon certains rapports confidentiels qui décryptent l’évolution de l’islamisme dans les banlieues, l’on redoute à moyen et long terme un printemps arabe en France. Y croyez-vous ?
A.C- Non. Il y a en France environ 5 millions de musulmans, pas tous maghrébins et pas tous arabes non plus. Sur cette importante population, une cinquantaine de mille – soit 1% - est passée à la transgression qu’il s’agisse des quelques centaines qui sont passés au djihadisme actif, quelques milliers qui sont passé à la provocation religieuse identitaire, quelques dizaines de milliers qui sont passés à la violence sociale contre les personnes et les biens ou aux trafics criminels. Cette proportion n’est pas plus élevée que la moyenne nationale des transgressions.
Il est indiscutablement nécessaire de s’occuper des quelques milliers qui versent dans la provocation et une violence politique, souvent encouragée de l’extérieur, de façon à ce que le phénomène ne s’étende pas et que certain psychopathes n’y trouvent pas matière à réaliser leurs fantasmes.
Évidemment, les médias préfèrent parler de ce 1% passé à la transgression plutôt que des 99% des musulmans de France qui ne demandent qu’à vivre en paix et selon les lois de la terre d’adoption qu’ils ont choisie.
TS- Vous avez déclaré, écrit et réitéré qu’al-Qaïda est morte en 2002. Que voulez-vous dire par là ? Nous savons tous que Ben Laden a été éliminé au Pakistan, quelques jours d’ailleurs avant la révolution du jasmin en Tunisie !
A.C- Quand on cite des propos, il faut les citer en entier. J’ai déclaré devant le Sénat en 2010 : « Pour conclure – et essayer d’apporter un élément de réponse au thème de cette table ronde « Où en est al-Qaïda ? » - la Qaïda est morte entre 2002 et 2004. Mais avant de mourir, elle a été engrossée par les erreurs stratégiques de l’Occident et les calculs peu avisés d’un certain nombre de régimes de pays musulmans. Et elle a fait des petits. »
Je maintiens effectivement que l’organisation dénommée « Al-Qaïda » commandée par Oussama Ben Laden et Ayman Zawahiri qui a commis les attentats du 11 septembre 2001 aux États Unis a été neutralisée sur le plan opérationnel pendant la campagne militaire d’Afghanistan en 2002.
Le problème est que son succès spectaculaire a inspiré tous ceux qui, dans le monde musulman, pensaient à juste titre où non que leurs malheurs venaient d’Occident ou des régimes locaux soutenus par l’Occident, et qui se sont emparés du drapeau de l’organisation d’autant plus mythique que les politiques et les médias occidentaux attribuaient toutes les violences dans le monde musulman à cette organisation. Si le psychopathe Anders Breivik avait été musulman, nul doute qu’on aurait attribué son action à Al-Qaïda comme on l’a fait avec Mohammed Merah en France.
Cette obstination à tout mettre sur le dos d’une Al-Qaïda défunte évite d’avoir à traiter au cas par cas les problèmes de violence politique qui s’inscrivent dans des contextes particuliers et totalement différents de l’Indonésie au Maroc et des Balkans au Nigéria. Mais elle interdit aussi de rechercher et de trouver des solutions à chacun de ces cas particuliers.
TS- Selon des informations relayées par les médias, c'est pourtant bien Al-Qaïda qui agit au Nord-Mali, dans plusieurs pays d'Afrique noire, aux frontières algériennes, au Yémen et en Syrie. Tous les observateurs s'accordent à dire que le printemps arabe a donné à cette organisation terroriste une nouvelle vie. Ne le pensez-vous pas ?
A.C- Les médias, en particulier les médias français, collent toujours par simplification abusive l'étiquette al-Qaïda sur tous les mouvements salafistes violents sans jamais établir le moindre lien avec l'organisation de Ayman Zawahiri qui n'a plus de capacité opérationnelle et se manifeste seulement par des discours incantatoires.
Et les djihadistes un peu partout dans le monde musulman se réclament d'Al Qaïda parce qu'ils savent qu'ainsi les Occidentaux les prendront au sérieux mais ils n'ont pas le moindre lien organisationnel avec ce qui reste de l'organisation au Pakistan et n'ont pas de lien entre eux.
Il est clair que les "printemps arabes", notamment en Libye,au Yémen et maintenant en Syrie ont donné une grande vigueur à des mouvements salafistes locaux. En Libye, les mercenaires sahéliens de la "Légion africaine" de Kadhafi ont dû quitter le territoire. Ils sont repartis avec leurs armes vers leurs pays d'origine, en particulier au Mali où les différents créneaux de contestation politique étaient déjà occupés, en particulier par les indépendantistes touaregs qui ne sont pas islamistes. Pour se faire une place dans le jeu local, les nouveaux venus se sont donc installés dans le seul créneau encore disponible, celui de l'intégrisme islamique qui leur assure de plus l'assistance d'un certain nombre de puissances étrangères à la région.
Au Yémen, la chute du Président Saleh a ouvert en grand la porte à la contestation islamiste des sunnites de l'est et du sud que l'Arabie Séoudite entretenait et radicalisait depuis longtemps contre le pouvoir zaydite en place à Sanaa.
Et enfin, en Syrie, la contestation du pouvoir minoritaire alaouite draine vers les frontières du pays des djihadistes venus des pays voisins et soutenus par les pétromonarchies sunnites pour abattre le régime de Bashar el-Assad qui reste un important point d'appui de l'Iran qui inquiète l'Arabie Séoudite, le Qatar et les Emirats du Golfe. Toutes ce situations sont totalement différentes, n'ont pas de lien entre elles et encore moins avec la défunte organisation d'Oussama Ben Laden même si certains s'en réclament symboliquement pour être pris au sérieux par la communauté internationale.