Mise au point de Mezri Haddad au sujet de Mehdi Jomaa


23 Décembre 2013

Même si elle se base sur l’intérêt supérieur du pays, sa caution de la candidature de Mehdi Jomaa a troublé beaucoup de monde et indigné ses nombreux supporters. Nous avons été parmi ceux-là car nous avons un devoir de vérité à l’égard de tous, y compris ceux dont nous respectons le courage et le patriotisme. Comme il a fait allusion à notre article, où nous avons parlé de « revirement politicien à des fins carriéristes », nous tenons à préciser que ce n’était pas une affirmation ou une injure, mais une déduction possible. La mise au point de Mezri Haddad lève en tout cas toute ambiguïté. Mieux encore, selon certains réseaux sociaux, on lui aurait proposé la semaine dernière de réintégrer son poste à l’Unesco. Intox ou info, la réponse de M.Haddad ne laisse en tout cas aucun doute : « Je n’attends rien et de personne. Je ne suis candidat à aucune fonction politique ou diplomatique ». Voici l’intégralité de son article intitulé «La politique n’est pas la science des miracles mais l’art du possible », qui a été publié samedi 21 décembre par Espace Manager.


Lorsque j’ai écrit, il y a une semaine, que « le choix de Mehdi Jomaa est une bonne chose pour la Tunisie dans la phase très critique par laquelle elle passe aujourd’hui », les uns y ont vu un « changement stratégique », les autres y ont décelé une « réaction régionaliste », et d’autres encore, ceux qui prétendent bien me connaître, y ont décrypté « un revirement politicien à des fins carriéristes ». Je peux comprendre le désarroi de ceux qui m’ont pris pour un radical opposant jusqu’au nihilisme, mais pas les déductions hâtives de ceux qui me prêtent des ambitions politiques dont la réalisation impliqueraient le sacrifice de ce que je place au-dessus de mon être, au-dessus des proches les plus chers, au-dessus du peuple, et même au-dessus de Dieu, à savoir la Patrie.

Que mes amis autant que mes ennemis retiennent bien ceci : au pays des deux millions de présidents en puissance, des quatre millions de ministres potentiels, et des cinq millions restants, d’analystes politiques virtuels, je n’ai strictement aucune ambition. Au cirque politicien, j’ai préféré l’arène philosophique, là où il n’y a ni bousculade ni concurrence. Au crépuscule de sa vie, Platon disait bien que « La philosophie est le refuge des âmes bien nées qui n’ont pas su, n’ont pas pu, ou n’ont pas voulu faire de la politique ».

Je n’attends donc rien et de personne. Je ne suis candidat à aucune fonction politique ou diplomatique, auquel cas j’aurais traité directement avec les nouveaux seigneurs d’un pays soumis, ou rejoint l’un des 150 partis nés après la « révolution » bouazizienne. Je ne cherche pas à courtiser les nouvelles étoiles filantes ou statiques du ciel politique tunisien, ni à séduire la multitude. Je n’ai pas besoin d’électeurs mais de lecteurs. Je ne m’adresse pas au peuple mais à la Nation. Je ne cherche plus la célébrité, j’aspire à l’éternité. En une seule phrase évangélique, mon royaume n’est plus de ce monde. Il n’y a donc pas de retour politique, ni de retour tout court, pas même au-delà de la mort. Mon testament est celui d’Hannibal : « Terre ingrate, tu n’auras jamais mes cendres » !

Si la politique n’est pas la science des miracles mais l’art du possible, il faut bien définir le réel tunisien pour conjecturer le possible. Le réel, c’est une Tunisie qui a perdu sa Souveraineté en janvier 2011 en créant un formidable appel d’air ; un appel à l’ingérence « démocratique » qui a réveillé certaines pulsions néocolonialistes dont les effets les plus macabres ont été l’invasion de la Libye et la croisade islamo-atlantiste contre la Syrie. Les nouveaux harkis ont beau relativiser cette perte de souveraineté par le subterfuge de la globalisation, qui frappe de caducité les conceptions classiques du souverainisme et limite la souveraineté de tous les Etats, ce qui se passe dans les pays du « printemps arabe » ne reste pas moins un fait néocolonial que j’ai parfaitement démontré dès 2011, dans mon livre « La face cachée de la révolution tunisienne ».

Nous sommes dans la dialectique hégélienne du maitre et de l’esclave. Les pays libérateurs (Etats-Unis, Europe, Qatar) ont des droits sur les pays libérés. Telle est la vérité bien cruelle que je n’ai pas cessé de dire depuis janvier 2011 et que nul n’a voulu entendre. Tel est le réel que j’ai désespérément tenté de changer au moins à deux reprises : en février 2011, lorsque j’ai lancé l’idée d’un Mouvement néo-Bourguibiste que la canaille pseudo-bourbuibienne, autant que la racaille islamo-gauchiste ont accueilli par le lynchage et la stigmatisation ; et en juin 2012, lorsque j’ai rendu public mon Appel en 7 points, qui a trouvé un écho au pays de Nasser mais pas dans la défunte République de Bourguiba ! Cette ultime injonction au sursaut patriotique a été considérée par la nouvelle « élite » politique, intellectuelle et médiatique comme un appel au putsch, y compris par ceux que ma position concernant Mehdi Jomaa a révolté.
Que la Souveraineté commence à passionner ceux qui ont cru à la « révolution du jasmin », cela ne peut que me réjouir. Mais qu’ils passent de l’hymne à la joie au requiem, en cherchant à culpabiliser celui qui a tout perdu sauf l’honneur et la dignité, cela frise l’insolence. Le cas le plus comique dans cette comédie tragique est celui de la figure emblématique de la gauche marxiste-léniniste qui, à la lecture d’un article « révolutionnaire » du quotidien Le Monde, découvre, eurêka, que ce sont les chancelleries étasunienne et européennes qui ont porté à la chefferie du gouvernement monsieur Mehdi Jomaa. Comme le dit si justement le proverbe tunisien, « Ah, que tu es odieuse mon habitude lorsque je te vois chez autrui » مأخيبك يا صنعتي عند غيري     

Combien de fois le chef de la « gauche prolétarienne » a-t-il rencontré le représentant « du capitalisme impérialiste », pour rester dans le jargon marxiste ? Et cela vaut pour l’ensemble de la classe politique post-révolutionnaire, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Le réel, pour y revenir, ce sont tous ces héritiers sans héritage -des prolétariens, aux syndicalistes, en passant par les libéraux et les pseudo-bourguibistes- qui sont à quatre pattes devant le Proconsul de la suzeraineté tunisienne. Le réel, c’est ce dialogue « national » mené sous le haut patronage de son Excellence, monsieur Jacob Walles. Le réel, c’est cet acte d’allégeance (baïya) qu’ils ont tous fait à l’émirat bédouin du Qatar. Viendra un temps où la trahison sera considérée comme une simple opinion, prédisait Al-Kawakibi. Nous y sommes.

Tout cela pour dire que le degré d’aliénation de Mehdi Jomaa à l’égard des puissances occidentales, comme son degré d’allégeance à l’égard du Qatar, comme son degré de soumission vis-à-vis de l’Empire, n’excède point celui de l’ensemble de la classe politique, de gauche comme de droite. Il est par conséquent dans la nouvelle norme « nationale ». Lui faire un procès d’intention par rapport aux occidentaux, aux bédouins ou aux Frères musulmans locaux, c’est voir la paille dans les yeux des autres et pas la poutre dans ses propres yeux.

En accordant un crédit favorable à Mehdi Jomaa –que je réitère-  je me suis accordé avec ce qui est, faute de provoquer ce qui devrait être. J’avais bien dit dans mon article qu’il « ne fera pas de miracles, à part stopper et, je l'espère, inverser le naufrage économique et financier de la Tunisie », que « pour le reste, c'est-à-dire les questions fondamentalement politiques et sécuritaires, ce n'est pas vraiment de son ressort », que « centre névralgique de toutes ces questions est l'ANC, dont la dissolution reste un impératif auquel les Tunisiens ne doivent pas renoncer ». Mais on n’a retenu de cette position que ce qu’on a voulu retenir.

Lorsqu’il sera réellement à la tête du futur gouvernement, ce qui n’est pas encore une certitude, je l’attendrai sur sa relation avec une ANC illégale et illégitime, sur la future constitution dont on ne connait encore ni l’odeur ni la couleur, sur son autonomie par rapport à la secte des Frères musulmans, sur l’annulation de toutes les nominations opérées par la troïka, sur la révision des statuts de l’ISIE et la composition de celle-ci, sur la fixation d’une date butoire pour les élections législatives et présidentielles qui doivent se tenir avant juin 2014, sur l’indépendance de la Justice, sur la neutralité de la diplomatie tunisienne et son affranchissement de l’influence wahhabite aussi bien qatarie que saoudienne, sur la libération immédiate de tous les prisonniers politiques : Ridha Grira, Rafik Belhadj Kacem, Ali Seriati, Mohamed Lamine el-Abed, Nadhir Hamada…et tous ceux que j’oublie, qui ont été arbitrairement jeté en prison au nom de la « révolution bouazizienne » et pour satisfaire au « Le peuple veut ».TunisieSecret

Mezri Haddad, Espace Manager du 21 décembre 2013.