« L’Amérique, c’est comme un grand transatlantique, ce n’est pas un hors-bord, ça ne change pas de direction instantanément. »
Barack Hussein Obama, président des États-Unis d’Amérique
L’élection en novembre 2008 de Barack Obama à la présidence américaine a, sans aucun doute, annoncé un changement touchant en profondeur les États-Unis et leur image dans le monde aussi bien avec leurs alliés qu’avec leurs ennemis. Le défi majeur de l’actuelle administration est de gérer ce que Barthélemy Courmont (1) appelle immobilismes et changements.
Un des premiers défis sera d’abord de changer la forme : c’est-à-dire en écoutant davantage ses partenaires et en favorisant la diplomatie multilatérale, bafouée par l’ancien président Bush qui a préféré l’unilatéralisme, notamment au moment de la guerre en Irak en 2003. Souhaitant donc une diplomatie réconciliée avec le monde, Hillary Clinton a déclaré en prenant ses fonctions de chef de la Diplomatie américaine, je cite : « L’Amérique ne peut résoudre seule les problèmes du monde et le monde ne peut pas les résoudre sans l’Amérique. » La nouvelle administration, soucieuse de son image notamment au près du monde arabo-musulman, va de nouveau mettre l’accent sur le dialogue, la recherche et le développement d’alliances. Elle a ajouté que l’Amérique « doit montrer l’exemple plutôt que donner des ordres », et utiliser la force de la persuasion diplomatique avant de tenter de persuader par l’usage de ses forces armées.
Ainsi la secrétaire d’État a promis que, grâce à cette nouvelle vision de la diplomatie, les États-Unis auraient « davantage de partenaires et moins d’adversaires ». L’avenir le dira... Le retour du multilatéralisme, que Barack Obama avait esquissé durant sa campagne électorale et lors de son discours inaugural d’investiture, serait-il une réalité ? Les États-Unis peuvent-ils réellement changer leurs méthode, tactique et stratégie en matière de conduite de la politique étrangère ? Peuvent-ils, doivent-ils prendre en compte les réticences et tenir compte des avis exprimés par leurs alliés ? C’est ce que nous allons tenter d’analyser en étudiant les relations turco-américaines à l’aune de ces bouleversements dans les relations internationales depuis les événements du 11-Septembre.
Ankara et Washington donnent l’impression qu’ils cherchent à ne pas aggraver leurs relations qui ne cessent de traverser des épreuves difficiles depuis l’arrivée du gouvernement Bush au pouvoir. Après les visites réciproques de l’ancienne secrétaire d’État, Condoleezza Rice, et du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, pendant le mandat Bush, le nouveau président turc s’est rendu officiellement à la Maison-Blanche pour la première fois depuis douze ans. Ce voyage, effectué juste après les frappes aériennes turques sur les bases du PKK en Irak du Nord, avec l’accord et l’information militaires américains, visait à sortir de l’état de crise et à normaliser totalement les rapports entre les deux pays. Ce n’est pas la première fois que les deux pays connaissent une dégradation aussi importante de leurs relations, ils avaient déjà vécu des situations de crise dans les années 1960 et 1970. Mais, même au moment de l’embargo militaire américain de 1975-1978, imposé à la Turquie suite à son intervention à Chypre, ils ont poursuivi une coopération économique et militaire sans remettre en cause leur partenariat stratégique à long terme.
La Turquie : un pivot stratégique pour les États-Unis
La Turquie est un pays à part au Moyen-Orient, étant donné son absence d’identité arabe et sa position proche des États-Unis et d’Israël sur les dossiers chauds de la région. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce pays, menacé dans son intégrité par Staline, avait choisi fermement le camp occidental et adhéré à la doctrine Truman de 1947, tout en reconnaissant Israël et en intégrant l’OTAN. Après le 11 septembre 2001, la Turquie est apparue comme confortée par les Américains dans un partenariat stratégique plus étroit. Considérée comme un partenaire, elle n’était donc pas directement visée par le projet américain du Grand Moyen-Orient. Il faut dire que la situation géographique de la Turquie est un atout déterminant dans la région. Divisée en deux parts inégales, elle est une liaison entre l’Asie et l’Europe. Grâce à ce positionnement, la Turquie a eu une histoire riche en démêlés stratégiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Empire ottoman a été démantelé, ce qui a donné naissance à la nation turque telle qu’on la connaît aujourd’hui, laïque, avec une relative vie démocratique, contrôlée néanmoins par une armée omniprésente, réelle détentrice du pouvoir et garante des principes « kémalistes » fondant la nation turque moderne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a observé une position neutre, ce qui lui a permis de bénéficier de l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall dès 1947. Cet élément marquera une ligne de force de la présence américaine dans la région et fera de la Turquie plus tard un maillon indispensable de la présence américaine dans la région après Israël. En dépit de diverses tensions liées à la position de la Turquie sur la question chypriote, Istanbul a été un fidèle allié des États-Unis pendant la guerre froide, elle a accueilli des missiles censés encercler et dissuader l’URSS d’une quelconque attaque sur les États-Unis et l’Europe. À la fin de la guerre froide, l’écroulement de l’URSS a fait craindre à juste titre à la Turquie de perdre sa place de partenaire stratégique de premier plan et de basculer vers un niveau de partenaire de moindre importance.
C’est le déclenchement de la première guerre américaine dans le Golfe qui va réhabiliter la Turquie dans son rôle de partenaire stratégique de Washington. Le gouvernement turc va s’empresser à cette époque, en dépit de l’opposition de l’opinion publique, d’autoriser l’administration américaine à se servir des bases militaires sur son sol ; mieux encore, la Turquie va jusqu’à appliquer les sanctions décidées contre le régime de Saddam Hussein, nonobstant le manque à gagner pour le pays quand on connaît l’importance du commerce de la Turquie avec le voisin irakien. C’est cette position ouvertement pro américaine qui va valoir à la Turquie son rang d’allié indéfectible des États-Unis dans la région et va sceller la consolidation de la coopération entre les deux pays. Le démembrement de l’ex-Union soviétique, résultant de la fin de l’empire communiste qui a duré plus de soixante-dix ans, a ouvert un boulevard pour la Turquie et lui a permis, avec l’appui militaire et technologique américain, de renforcer son rôle de puissance régionale à côté d’Israël. En effet, les régions de la Caspienne et d’Asie centrale étant peuplées partiellement de musulmans turcophones, la Turquie trouvait une occasion inespérée de profiter du pétrole de l’Asie centrale et du Caucase pour ainsi sortir de sa dépendance à l’égard du Moyen-Orient. Pour Ankara, le but recherché était de faire de la Turquie un pont entre l’Asie centrale et l’Europe, et de revaloriser aux yeux des États-Unis une situation stratégique de première importance. L’appui de Washington lors de la signature de l’accord de Bakou du 9 octobre 1995 lui a permis d’obtenir une décision de double tracé favorable à ses intérêts dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles.
À la fin des années 1990, la Turquie est considérée comme une puissance régionale, cette position a été renforcée après la signature en 1992 du « partenariat renforcé » turco-américain. Cet accord a porté les relations bilatérales entre les deux pays à un niveau jamais atteint auparavant. Pour montrer l’excellence de leurs relations, les États-Unis ont soutenu économiquement Istanbul qui traversait alors une crise économique sans précédent, mieux encore Washington a joué de tout son poids politique et diplomatique pour soutenir l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ce qui a été ressenti à juste titre par les Européens comme une manière, du reste inacceptable, de s’immiscer dans des questions qui relevaient de la seule décision de l’UE. Cet accord énonçait déjà les intérêts communs entre les deux pays qui souhaitaient l’émergence de régimes démocratiques et pro-occidentaux, la lutte contre le terrorisme et l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Dès 1996, la Turquie, qui a été le premier pays musulman à reconnaître Israël, entame un rapprochement militaire important avec « Tsahal », consacré par la signature d’un partenariat stratégique concrétisé avec l’aval et l’engagement des États-Unis.
Lorsque les rédacteurs du rapport Navigating Through Turbulence (2) écrivent que l’un des axes majeurs de la politique des États-Unis au Proche-Orient doit être l’alliance stratégique avec l’État d’Israël et la suprématie militaire absolue des alliés des États-Unis, ils ne font que traduire une réalité. Les rédacteurs de ce rapport ont raison sur au moins une chose : les seuls alliés inconditionnels des États-Unis dans la région sont des États non arabes : l’État d’Israël et la Turquie, auxquels Washington rêverait d’ajouter l’Iran. Le partenariat stratégique entre les États-Unis et la Turquie et entre la Turquie et Israël est tel qu’un journaliste de l’hebdomadaire gouvernemental égyptien Al Ahram Hebdo (3) l’a qualifié, je cite, d’un « véritable axe du mal ».
La Turquie est le second partenaire stratégique des États-Unis au Proche-Orient. À l’instar d’Israël, ce pays est mal à l’aise dans la géopolitique de la région. Ni européen, ni arabe, en froid avec ses voisins grec, russe, arménien et iranien ; pays musulman et membre de l’OTAN, la Turquie entretient aussi des rapports tendus avec la nation arabe. Selon les stratèges de la Maison-Blanche, la Turquie joue un rôle clé. Dans les Balkans, le retour des Turcs, à l’occasion de la crise de l’ex-Yougoslavie, s’est nettement opéré dans le cadre de la politique américaine et allemande. La Turquie est l’une des pièces maîtresses du jeu états-unien contre la Russie pour le contrôle du pétrole de la mer Caspienne et surtout le transit de ce pétrole qui devrait principalement s’effectuer vers le port turc de Ceylan. Sur le plan militaire, il convient de souligner que, forte de près de 800 000 hommes, l’armée turque est la seconde armée de l’OTAN. L’ancien secrétaire général de l’OTAN, lord Robertson (4), déclarait le 23 novembre 2000 à Istanbul que la Turquie « est un allié sûr de l’OTAN au cœur d’une zone vitale qui comprend les Balkans, le Caucase, le Proche-Orient et la Méditerranée ». Grâce à la Turquie, l’OTAN, c’est-à-dire les États-Unis, consolide son dispositif qui s’étend aux frontières de la Russie et du monde orthodoxe, d’une part, à celles du monde arabe et perse, d’autre part.
La Turquie est également un allié de choix pour les États-Unis au Proche-Orient. Durant la guerre contre l’Irak, la Turquie a servi de base aux bombardiers américains. Par ailleurs, et pour consolider ce rapprochement stratégique turco-américain, la Turquie et Israël ont conclu, en février 1996, un accord de coopération militaire qui représente une modification majeure des données stratégiques au Proche-Orient. Cet accord prévoit des facilités et des possibilités d’exercices pour les forces israéliennes dans les vastes espaces dont dispose la Turquie, l’amélioration par Israël des équipements de l’armée turque et l’échange d’informations.
Deux textes, dont certaines clauses restent secrètes, ont été signés en février et en août 1996. Ils autorisent notamment la tenue de manœuvres aériennes et navales conjointes, des facilités portuaires, la possibilité pour l’aviation israélienne de s’entraîner au-dessus du vaste espace anatolien. Israël et les États-Unis, puisque l’un ne fait rien sans l’autre, vont plus loin en équipant l’armée turque des technologies militaires les plus modernes. Ainsi, en août 2000, le Premier ministre israélien Ehud Barak s’est rendu à Ankara pour négocier des contrats d’armement avec son homologue Bülent Ecevit, y compris un satellite espion sur lequel deux sociétés se disputaient le marché, à savoir Israël Aircraft Industries (IAI) et le Français Alcatel.Il faut rappeler que l’alliance turco-israélienne correspond à un choix politique de la Turquie, en particulier du lobby militaire très influent dans le pays qui, après la chute du bloc soviétique, craignait de perdre les faveurs des États-Unis. Pour mieux mettre en exergue l’intérêt que représente l’armée turque pour Washington, les Turcs ont choisi de s’inscrire dans la stratégie antirusse et anti-arabe des États-Unis et de se rapprocher d’Israël pour partager avec l’État hébreu le rôle de gendarme américain au Proche-Orient. Ce rôle revêt d’autant plus d’importance pour certains milieux turcs que certains, dans l’ex-Empire ottoman, nourrissent traditionnellement des sentiments mitigés à l’égard des voisins arabes avec lesquels perdurent de nombreux différends. C’est notamment le cas de la Syrie. Il faut se rappeler la visite d’un ministre turc dans les hauteurs du Golan lors d’un voyage officiel en Israël en 1997, donnant ainsi une sorte de caution à l’occupation israélienne de ce territoire syrien occupé et annexé par l’État hébreu en 1982. Les gestes d’hostilité vis-à-vis de ce pays sont nombreux : outre l’occupation en 1939 d’Iskandaroun, le sandjak d’Alexandrette (5), dont la Syrie n’a jamais reconnu l’annexion par la Turquie, un contentieux important oppose la Turquie à la Syrie et à l’Irak sur le partage des eaux de l’Euphrate depuis le projet anatolien du Sud-Est (GAP) qui vise à réaménager le cours de l’Euphrate.
L’achèvement de ce projet en 2003 a des conséquences graves pour la Syrie et l’Irak qui perdent la moitié de leur contingent, ce qui est dramatique pour ces deux pays en manque d’eau. Cette décision turque viole le droit international, en particulier la Convention de l’Assemblée générale des Nations unies du 21 mai 1997, selon laquelle le pays en amont doit respecter les droits des usagers des pays situés en aval. Dans un effort de consolidation des liens israélo-turcs, Istanbul s’est même engagée à fournir de l’eau à Israël. Enfin, même si la Turquie n’est pas favorable à une partition de l’Irak qui risquerait de provoquer, avec l’aide des États-Unis, la création d’un État kurde (en effet, il n’existe aujourd’hui qu’une province autonome kurde), lequel serait un pôle d’attraction pour les Kurdes de la Turquie, il n’est pas totalement exclu que, dans le chaos de l’échec américain en Irak, la Turquie ne soit tentée d’occuper la région de Mossoul. L’élection, en novembre 2002, d’un gouvernement à coloration islamique à Ankara ne peut pas changer fondamentalement la donne quand on connaît le poids de l’armée, véritable détentrice du pouvoir en Turquie. Le partenariat turco-américain a sans doute permis aux États-Unis de consolider leur dispositif militaire au Proche-Orient. La consolidation des relations entre les deux pays nous renseigne sur l’approche géopolitique des États-Unis dans cette partie du monde, qui vise à créer un nouveau système d’alliances avec les États non arabes : Israël, Turquie, demain Iran ou, peut-être, un État kurde qui, à la faveur de l’occupation de l’Irak, serait porté et soutenu par Washington afin de mieux balkaniser la région. À mon sens, ce qui caractérise l’approche géopolitique des États-Unis au Proche-Orient est la volonté de garder sous contrôle le monde arabe de l’empêcher d’unir ses forces et à terme de constituer une puissance qui serait naturellement proche des nations européennes, notamment de la France qui, de par ce qu’on appelle communément la politique arabe de la France, du moins ce qu’il en reste, peut, pour des raisons liées à l’histoire, à la géopolitique et aux facteurs socioculturels, former un contrepoids aux États-Unis dans la région. Pour s’en convaincre, il faut rappeler que les intérêts géopolitiques des États-Unis et de la France, ainsi que de quelques autres nations européennes, diffèrent sur de nombreux points. C’est pourquoi la France a pesé de tout son poids lors de la crise irakienne (septembre 2002-mars 2003), pour faire en sorte d’éviter une attaque contre l’Irak et redonner la main à l’Organisation des Nations unies. La suite des événements a donné raison à Paris. L’occupation de l’Irak a tourné à un fiasco, pour assez dire, total. La France, dont l’opposition à l’invasion de l’Irak s’est révélée très judicieuse, a clairement mis en garde contre le danger de réformes imposées aux pays du Proche-Orient, lesquels n’ont pas besoin de « missionnaires de la démocratie car il n’est pas de formule toute faite qu’on pourrait transposer d’un pays à l’autre ».
Selon le président Chirac, qui partage les mêmes préoccupations que les grandes capitales arabes (Riyad, Le Caire, Damas), il appartient à chaque nation d’étudier les réformes éventuelles qui lui conviennent si l’on ne veut pas, par des ingérences extérieures, favoriser la déstabilisation des sociétés arabes et musulmanes, et faire le jeu des extrémistes. L’élection du nouveau président Nicolas Sarkozy à la tête de l’État français, probablement le plus atlantiste de tous les présidents français qui se sont succédé à la tête du pays, a laissé une certaine déception aussi bien en France que parmi ses alliés arabes traditionnels, après qu’il a affirmé avec conviction l’alignement quasi total de la France sur les thèses américaines et a été jusqu’à décider le retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN en dépit de l’opposition interne et notamment de l’institution militaire française. Les relations turco-américaines vont cependant connaître un tournant après l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, ce qui a fait craindre non sans raison à la Turquie la naissance d’un Kurdistan irakien dans le chaos et le désordre qui ont suivi la fin de la guerre. En dépit des assurances américaines à la Turquie qu’un Kurdistan irakien ne verrait pas le jour, ce qui dans le contexte paraît réaliste car cette création entraînerait trop de réactions arabes, turques et iraniennes, vu la richesse de la région, les relations entre les deux alliés vont nettement se dégrader. L’on peut même se demander où vont les relations turco-américaines quand on connaît les profonds désaccords entre les deux pays. Assiste-t-on à un net revirement de la Turquie qui veut, pour des raisons de politique interne et de recherche de leadership régional, se démarquer de son alignement américain ? Va-t-on vers un retour de la Turquie ottomane ou s’agit-il simplement d’un malentendu, d’un aléa de parcours dans les rapports entre deux pays qui se sont longtemps appréciés ? Va-t-on vers un retour de la Turquie vers la Russie ? Le rapprochement avec la Russie, bien perceptible ces dernières années, est-il annonciateur d’un profond changement de la diplomatie turque ?
Les deux pays ne se perçoivent plus comme deux puissances rivales dans leur voisinage du Caucase. Au cours des années 1990, la Turquie n’a jamais réellement réussi à pénétrer la région économiquement et politiquement en dépit de l’affaiblissement des positions russes. En outre, les deux pays entretiennent des relations difficiles et controversées avec certains États de la région (par exemple, la Russie avec la Géorgie ou la Turquie avec l’Arménie), ce qui rend les prises de décision complexes. Aujourd’hui, la Russie et la Turquie ont rapproché leurs positions sur des dossiers qui étaient hier encore des pierres d’achoppement (comme la Tchétchène ou la question kurde). Que signifie ce rapprochement russo-turque et en quoi pourrait-il affaiblir la position américaine ?
Les évolutions politiques en Turquie face à la relation avec les États-Unis
Un certain nombre de questions s’imposent d’emblée :
– Est-ce que les relations turco-américaines viennent de changer de paradigme ou viennent-elles simplement de connaître une transformation profonde depuis l’arrivée de Barack Obama au pouvoir en 2009 ?
– De quelle manière la décision du Parlement turc du 1er mars 2003, refusant le transit des soldats américains sur le territoire turc vers l’Irak, a-t-elle pesé sur les relations entre les deux pays ? Pourquoi la question kurde constitue-t-elle plus que jamais un sujet de discorde et un point de rupture important dans les relations entre Ankara et Washington ? Les divergences notables de point de vue entre Ankara et Washington sur le dossier nucléaire de Téhéran peuvent-elles constituer aujourd’hui des signes d’éventuels désaccords entre les deux pays dans un avenir proche ? Si tel est le cas, assiste-t-on sinon à un remodelage, du moins à un bouleversement dans l’équilibre des forces dans la région, si l’on accorde de l’importance au rapprochement assez remarqué entre la Turquie, la Russie, la Syrie, l’Iran et le Brésil ?
Sur quels points les perceptions de sécurité et de menaces de la Turquie dans la période post-Saddam diffèrent-elles de celles des États-Unis ?
– Dans quelle mesure le renouveau diplomatique « activiste » exercé par la Turquie d’aujourd’hui dans son voisinage, plus particulièrement au Moyen-Orient et dans le Caucase, influencerait-il le cours et la quintessence des relations turco-américaines ? Est-ce qu’aujourd’hui le facteur « européen » continue à occuper encore une place centrale dans l’avenir des relations turco-américaines ?
– Quels sont les principaux obstacles qu’ont rencontrés ces dernières années l’Europe et la Turquie, sur le plan intérieur et sur le plan extérieur, dans le cheminement turc vers l’Europe ?
– Est-ce que le nouvel activisme régional de la politique extérieure turque sur la géographie ex-ottomane, notamment au Moyen-Orient, est compatible avec la vocation européenne de la Turquie ? Est-il possible, pour la Turquie, de combiner son rôle de puissance souple et de leader dans sa région avec son statut de candidat à l’UE, ainsi qu’avec son projet d’intégration européenne ? Quelles sont les implications géopolitiques de l’activisme de la diplomatie turque sur le triangle Washington-Ankara-Bruxelles ?
– Quel rôle la Turquie pourrait-elle jouer dans la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE ? Quelles sont les réticences turques vis-à-vis de la politique européenne de voisinage lancée en 2004 et du nouveau projet européen de l’« Union pour la Méditerranée » lancé en 2008 à l’instigation du président de la République française, Nicolas Sarkozy ?
Si les États-Unis ont été régulièrement critiqués, surtout pour s’être laissé influencer par des « lobbies arméniens et grecs » qui servaient alors de bouc émissaire, ils n’ont jamais été perçus par la Turquie comme un « ennemi » autant qu’aujourd’hui. Selon des enquêtes d’opinion en Turquie, les États-Unis prennent de plus en plus une figure menaçante pour les Turcs. Selon les estimations les plus pessimistes, le pourcentage des gens ayant une image positive des États-Unis a chuté de 52 % en 2000 à 30 % en 2002, à 15 % en 2003 et jusqu’à 9 % en 2009.
Il faut dire que, depuis la décision inattendue du Parlement turc qui a rejeté la motion du 1er mars 2003 pour le transit des soldats américains à travers le territoire turc vers l’Irak, les relations entre les deux pays se sont considérablement détériorées. La recrudescence des attaques terroristes du PKK sur le sol turc et récemment le vote par la Commission des affaires étrangères du Congrès américain d’une loi reconnaissant le génocide arménien n’ont fait qu’élargir la brèche dans les relations turco-américaines. La période d’après-Saddam a été également marquée par le changement des équilibres au Moyen-Orient en faveur des États-Unis et par l’accélération du processus des réformes européennes dans le pays. Aujourd’hui, il paraît clair que la doctrine de « profondeur stratégique » d’Ahmet Davutoğlu, ex-consultant du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et ministre des Affaires étrangères depuis 2009, vise à recadrer la politique extérieure turque sur les territoires ex-ottomans.
Divergences sur l’Irak
Dans un mémorandum intitulé La Turquie s’est tiré une balle dans le pied, Ariel Cohen (6), chercheur de la prestigieuse Héritage Fondation, le fameux think tank très conservateur qui garde toujours une influence prépondérante pour tout ce qui concerne la formulation de la politique américaine dans les domaines de la sécurité nationale, de la défense, de l’économie et des affaires intérieures, estime que le refus du Parlement turc de permettre l’utilisation par l’armée américaine des bases aériennes en Turquie est annonciateur d’une grave crise entre les deux pays. Il pourrait en résulter une forte diminution de l’importance stratégique que la Turquie revêt pour l’Amérique, poursuit-il. Selon lui, la Turquie a commis sa plus grosse gaffe stratégique quand elle s’est alignée au cours de la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Empire germanique et de l’Autriche-Hongrie, et elle devra en payer le prix. Il énumère dans les moindres détails tous les avantages dont jouit la Turquie dans les domaines stratégico-militaire, économique, de la politique étrangère et, bien sûr, au niveau de la géopolitique, grâce à son alliance stratégique avec les États-Unis.
Il laisse planer sans complexe la menace de voir disparaître tous ces avantages : les relations avec le Fonds monétaire international, les crédits et aides en tout genre, l’accession à la Communauté européenne, les visées géopolitiques dans le Caucase et en Asie centrale, et la rivalité avec Moscou dans ce domaine, l’oléoduc Bakou-Ceylan, les relations arméno-turques et la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens, y compris une demande de réparation de la part des héritiers des victimes et des survivants du génocide. Il va jusqu’à affirmer que les relations turco-américaines qui se sont forgées pendant la guerre de Corée et la guerre froide seront ramenées non des années, mais des décades en arrière. « Et ce n’est pas tout. À long terme, l’on traiterait avec la Turquie selon les cas », aurait déclaré un expert militaire de haut niveau de Washington à l’auteur du mémorandum, voulant signifier par là la fin d’un partenariat stratégique de longue durée. Ce rapport donne une idée de l’état d’esprit des différents chercheurs sur la Turquie mais également des responsables politiques américains de haut rang. On sent bien un agacement à Washington à propos de la position du Parlement turc, très mal comprise par les milieux intellectuels et politiques aux États-Unis.
Ce rapport est révélateur du peu de cas que font les stratèges néoconservateurs, de manière disons un peu méprisante, des nouvelles dynamiques qui traversent la société turque. En effet, ni l’armée ni la société turques ne sont aujourd’hui les mêmes. Les États-Unis, qui se voulaient porteurs de démocratie, ne tiennent pas compte du développement de la société civile dans la région et notamment turque. Cette négligence risque de rencontrer de plus en plus de rejets diplomatiques dans les États plus ou moins démocratiques ; quant aux États à systèmes répressifs ou instables, elle y suscitera probablement des résistances encore plus fortes, pouvant aller jusqu’à la résistance armée. Les États-Unis et la Turquie mènent désormais une alliance « à la carte », au milieu d’une région complexe, contrairement à la période faste de la guerre froide contre l’ennemi commun, à savoir l’Union soviétique. Il faut dire que la fréquence des crises entre les deux pays est telle qu’elle a fini par provoquer une accumulation de tensions difficiles à digérer. L’arrestation des officiers turcs, chargés de communication en Irak du Nord, en a été un paroxysme.
Quels sont par conséquent les points de désaccord turco-américains en matière de perception de la sécurité et des menaces qui peuvent peser sur la Turquie ? En somme, quels sont les éléments de convergence et de divergence entre les perceptions turque et américaine ? Peut-il y avoir un compromis entre l’approche turque de sa sécurité et la vision américaine de ses intérêts vitaux dans la région ? Autant de questions que soulèvent les dossiers irakien mais également kurde de par leurs nombreuses implications.
Les différends entre les deux pays et leurs accusations mutuelles sont innombrables. Alors que l’opération américaine à Fallujah est qualifiée de génocide par certains députés du parti gouvernant en Turquie, les officiers turcs ont accusé les États-Unis de faciliter l’existence du PKK dans le Nord de l’Irak, alors sous contrôle américain. L’adoption, par la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine, d’un texte qualifiant de génocide le massacre des Arméniens, et les efforts de la présidente démocrate de la Chambre pour faire voter ce texte ont suscité des vives protestations dans tous les milieux turcs, y compris dans l’armée et le gouvernement.
À la même période, les attaques du PKK venant du Nord de l’Irak faisaient de nouveau subir à l’armée turque de grandes pertes pendant que cette organisation s’exhibait facilement dans des zones sous contrôle américain. L’Irak et notamment la question de l’intégrité territoriale de ce pays sont et seront toujours au cœur des préoccupations turques, et ce pour plusieurs raisons aisément compréhensibles. D’abord, la Turquie insiste non sans raison sur la nécessité de préserver le territoire irakien contre le risque de démembrement de ce pays et principalement dans la zone stratégique kurde. La Turquie craint également le risque difficilement contrôlable de débordement qui pourrait plonger l’Irak dans le chaos et dont la Turquie pourrait ressentir les effets dévastateurs, ce que cherche à éviter Istanbul à tout prix. Il faut souligner également l’intérêt que porte la Turquie aux habitants turkmènes présents dans le Nord de l’Irak et dont elle se doit d’assurer la sécurité. L’autre point d’importance, c’est que la Turquie ne possède pas de richesses pétrolières et doit par conséquent importer du pétrole irakien.
L’APK (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, qui se revendique comme un parti de « musulmans modérés », a porté avec un certain succès cette nouvelle politique étrangère turque de donnant-donnant et a fait craindre un changement radical des relations turco-américaines. L’Irak reste aujourd’hui un sérieux point d’achoppement, ce qui pour les Turcs relève de la sécurité nationale du pays. La priorité de la Turquie était et demeure la lutte contre le PKK, le soutien américain dans les négociations sur Chypre et le soutien à leur candidature à l’Union européenne.
Dans un cas comme dans l’autre, les Turcs semblent déçus, car ils pensent avec force que les Américains pouvaient en faire davantage sur des dossiers d’une importance capitale pour Istanbul. La réponse de la Turquie était le refus d’engager des soldats en Irak, évitant ainsi l’étiquette de pays occupant, et elle s’est positionnée comme interlocuteur idéal entre les différentes parties du conflit. Il en sera de même pour des pays voisins comme la Syrie, voire l’Iran, sur lesquels la Turquie a adopté une position de dialogue qui va à l’encontre de la politique américaine d’isolement menée contre ces deux États, deux éléments clés de toute solution non seulement de la question irakienne mais plus globalement des vieux conflits israélo-palestinien et israélo-arabe.
La Turquie souhaite un retrait des troupes américaines de l’Irak et pousse à la reconstruction rapide de ce pays mais également à l’éradication totale de la terreur de l’organisation terroriste PKK du Nord de l’Irak et à la préservation de l’intégrité territoriale de l’Irak. Tous ces sujets font certes l’objet d’un consensus avec les États-Unis, mais qui reste néanmoins très fragile si l’on prend en compte l’évolution de la toute récente position américaine sur la question arménienne notamment.
La question arménienne, un important sujet de discorde entre les deux pays
Le 5 mars 2010, la Commission de la Chambre des représentants du Congrès des États-Unis a voté une résolution HR 252 reconnaissant le génocide arménien. Avec 23 voix pour et 22 contre. Suite à ce vote, les relations entre les deux pays se sont rapidement dégradées, comme en témoigne le rappel de l’ambassadeur turc à Washington, en signe de protestation. Quelques semaines après ce vote, Hillary Clinton avait semble-t-il assuré au gouvernement turc que la résolution ne viendrait pas en séance plénière de la Chambre basse américaine. Il faut rappeler que ce n’est pas la première fois que cette commission s’intéresse au sujet. Le même vote a eu lieu il y a deux ans. En effet, certains parlementaires persistent à vouloir faire reconnaître ce génocide. Certains laissent supposer que cet acharnement est en effet le reflet de l’activisme du lobby pro-arménien, très influent aux États-Unis.
Un certain nombre de démocrates, mettant en avant la reconnaissance des droits de l’homme et le rétablissement de la justice, se battent depuis quelques années au sein du Congrès pour obtenir la reconnaissance par les autorités américaines du génocide de 1915, que la Turquie ne considère que comme de simples faits de guerre. Cette résolution n’aura d’impact politique qu’une fois votée par la totalité du Congrès américain, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que le président américain était gêné par ce vote, qui le place en situation difficile vis-à-vis d’Ankara. Ce texte, qui n’a pas force de loi, appelle le président américain à « qualifier de façon précise l’extermination systématique et délibérée de 1 500 000 Arméniens de génocide ». Or Ankara n’a jamais reconnu le génocide et fait pression depuis des décennies sur tous les États qui s’aventureraient à le faire : « Nous condamnons cette résolution qui accuse la nation turque d’un crime qu’elle n’a pas commis », a réagi le gouvernement turc après le vote de la résolution au Congrès américain.
À Erevan, le vote américain a en revanche suscité la satisfaction : « Nous apprécions cette décision au plus haut point. Il s’agit d’une preuve supplémentaire du dévouement du peuple arménien en faveur des valeurs humaines universelles et d’un pas important dans la prévention des crimes contre l’humanité », a réagi le ministre arménien des Affaires étrangères, Édouard Nalbandian. Il faut dire que la question du génocide arménien est une affaire ultrasensible en Turquie et un champ de mines diplomatique. Les Arméniens font pression pour que soient enfin reconnus comme génocide les massacres et déportations commis entre 1915 et 1917. Or la Turquie reconnaît qu’entre 300 000 et 500 000 personnes ont péri, non pas victimes d’une campagne d’extermination mais, selon elle, dans le chaos des dernières années de l’Empire ottoman. Elle récuse la notion de « génocide », reconnue par la France, le Canada ou le Parlement européen. Barack Obama, qui avait promis lors de sa campagne électorale la reconnaissance du génocide arménien, a renoncé à employer ce terme. Les États-Unis soutiennent des efforts en cours pour une ouverture de la frontière et l’établissement de relations diplomatiques entre la Turquie et l’Arménie. Le président de la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, Howard Berman, déclare, je cite : « Rien ne justifie que la Turquie ignore la réalité du génocide arménien. » Quels sont par conséquent les enjeux du vote de cette résolution ?
Cette résolution comporte à mon sens à la fois des enjeux internes et externes. Sur le plan extérieur, on peut dégager trois enjeux essentiels, à savoir :
– obliger la Turquie à ratifier le protocole signé avec l’Arménie le 10 octobre 2009, dans lequel les États-Unis étaient et sont très impliqués ;
– obtenir les faveurs des trois pays du Caucase du Sud, à la fois pour des questions stratégiques, politiques et énergétiques. Ce vote permettrait à Washington, qui vise ainsi directement l’Arménie, d’avoir davantage l’écoute d’Erevan dans la région et mise sur son éloignement de Moscou, son allié principal. Il faut rappeler que Moscou est contre ce vote puisque, déjà lors d’un vote similaire en 2007 à la Chambre des représentants, la Russie a fait savoir son refus. Washington cherche en effet par cette tentative de rapprochement avec l’Arménie à pénétrer davantage dans le Caucase du Sud, pour des questions à la fois stratégiques, politiques et énergétiques. Ce pourquoi ce vote s’adresse à la fois à l’Arménie, à la Turquie et à la Russie ;
– enfin les États-Unis veulent par ce vote pousser la Turquie à rompre avec sa diplomatie équivoque. Washington a en effet fait savoir son mécontentement à l’égard d’une diplomatie turque équivoque sur trois dossiers essentiels, à savoir l’Iran, Russie et Israël. Membre de l’OTAN et du G20, Ankara s’est nettement rapprochée de la Russie ces deux dernières années ; de surcroît, la Turquie tient un discours sur le dossier nucléaire iranien qui est aux antipodes de la position intransigeante des États-Unis et d’Israël. L’État hébreu est en effet depuis quelque temps systématiquement critiqué sur sa politique régionale et sur sa conduite vis-à-vis des Palestiniens, notamment sur sa dernière guerre destructrice à Gaza. Du coup, la position israélienne, qui a toujours refusé de reconnaître le génocide arménien au nom de la Realpolitik, a sensiblement changé.
En effet dans le courant de cette année 2010, une trentaine de députés du Parlement israélien (Knesset) ont appelé l’État hébreu à marquer un changement envers cette question et demandent la reconnaissance du génocide arménien. Il faut par conséquent s’attendre à une sérieuse évolution d’Israël sur ce dossier, surtout si l’on tient compte de la dégradation des relations entre les deux pays après l’attaque malheureuse et insensée de l’armée israélienne de la « flottille de la liberté », qui a coûté la vie à une dizaine de passagers, en majorité turcs.
Côté américain, ce vote pourrait être analysé comme la réalisation d’une promesse de campagne de Barack Obama qui, faut-il le rappeler, a abandonné cette promesse au profit de ses bonnes relations avec l’allié turc, arguant d’un rapprochement turco-arménien très timide, concluant qu’il faudrait laisser, je cite, « les peuples arménien et turc trouver les voies de la réconciliation ». Ces déclarations ont mécontenté l’électorat arménien, très actif aux États-Unis, estimé à environ un million et demi, déçu par ce qu’il appelle la volte-face du président Obama. C’est pourquoi ce vote, intervenant à quelques semaines de la commémoration du génocide arménien par les Ottomans (aux alentours du 24 avril), constituera pour cette communauté très active un début de compensation, si ce texte vient à être voté en session plénière. Ceci est fort possible, puisque les démocrates restent très sensibles à cette question en dépit des déclarations rassurantes d’Hillary Clinton à l’adresse d’Ankara. Elle avait affirmé dans un de ses déplacements, je cite : « Nous allons travailler très dur pour être certains qu’il n’arrive pas devant la Chambre des représentants. » Ce sera tout de même difficile.
L’accord irano-turco-brésilien : peut-être un tournant dans les relations internationales
Il va sans dire que l’affaire de la flottille de Gaza a creusé le fossé entre les États-Unis et leurs alliés de l’Alliance atlantique, notamment la Turquie. Le pilier turc de l’Alliance atlantique serait-il en train de vaciller ? La Turquie est-elle en train d’amorcer une nouvelle diplomatie, optant pour une nouvelle vision moyen-orientale et musulmane du monde, plutôt que de jouer le rôle que la nouvelle administration Obama lui a assigné, c’est-à-dire devenir ce pont entre l’Occident et l’Orient ? Longtemps perçue comme un nain sur le plan diplomatique, la Turquie revendique désormais une place parmi les grands de ce monde.
Sous l’impulsion d’Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères depuis mai 2009, la politique étrangère turque a connu ces derniers temps des bouleversements importants, comme le souligne le professeur Jean Marcou (7) : « Il aura incontestablement été l’homme politique turc de l’année, il a contribué à donner une doctrine aux nouvelles orientations de la diplomatie turque, au moment où celle-ci conduisait un véritable processus de refondation. » Le rapprochement amorcé ces derniers temps entre la Turquie, l’Iran, le Brésil, la Russie et même la Syrie en dit long sur le nouveau jeu international d’une diplomatie turque qui a perdu ses complexes. Signe des temps, un terme a fait son apparition dans le langage jusqu’ici très codé des analystes de la relation américano-turque : « Frenemy ». Autrement dit « Friend and enemy », « ami et ennemi ». C’est l’analyste Stephen Cook qui l’emploie dans Foreign Policy en écrivant : « Après six décennies de coopération stratégique, la Turquie et les États-Unis deviennent des concurrents stratégiques, notamment au Moyen-Orient. »
Il faut noter que les Américains sont manifestement surpris par l’ampleur de l’évolution de la diplomatie turque, confrontés coup sur coup à l’initiative turco-brésilienne sur le nucléaire iranien qui a pris à contre-pied la stratégie de sanctions de Washington, puis à la crise ouverte entre la Turquie et Israël. À cet égard, un journaliste turc, Tulin Daoglu, déclare, je cite : « Si les Américains n’étaient pas inquiets des dérives de la politique d’Erdoğan, ils feraient bien de le devenir. »
Les avis divergent sur les raisons de cette évolution turque. Les Américains, qui privilégient une approche géopolitique du dossier, faisant tout pour amarrer la Turquie à l’Union européenne, même au risque de déstabiliser cette dernière, font porter la responsabilité du changement de stratégie d’Ankara aux Européens, qui auraient affiché une position sinon hostile à la Turquie, du moins très réservée quant à la place de la Turquie au sein de l’UE.
Sans totalement nier l’impact de cette position européenne, d’autres observateurs voient plutôt une évolution liée à l’arrivée du Parti islamiste de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en 2002. Puissance économique montante, membre du G20 et dirigée par une équipe à l’identité musulmane décomplexée, la Turquie aurait perçu tout le bénéfice interne et régional qu’elle pourrait tirer d’une politique de plus en plus distante des positions américaines et tournée vers l’Orient et la Russie.
Avec Israël, les choses se seraient aggravées lors du sommet de Davos, après la violente diatribe lancée par Erdoğan à l’encontre du président Shimon Pérès pour sa politique vis-à-vis des Palestiniens. Dans des déclarations publiques, le Premier ministre turc serait allé jusqu’à comparer les islamistes turcs et le Hamas. Selon Stephen Cook, le désaccord turco-américain sur l’Iran démontre aussi l’incompréhension mutuelle. Malgré les pressions de Washington, furieux des effets potentiels de l’initiative turco-brésilienne sur ses plans de sanction contre Téhéran, Ankara a persisté. Cette démarche inquiète d’autant plus Washington qu’elle pourrait pousser les Russes à faiblir dans leur soutien. Faut-il le rappeler, d’une manière générale, l’axe Moscou-Ankara, très dynamique ces derniers temps, complique la tâche des Américains en ce sens qu’il déjoue le plan de sanctions voulu par Washington contre l’Iran.
Tentons de comprendre les raisons de ce soutien turc à l’Iran.
Depuis plusieurs semaines, la Turquie a engagé une offensive diplomatique d’envergure, le plus souvent secrète, avec pour but d’éviter le vote de nouvelles sanctions contre Téhéran. Aidée par un nouvel acteur dans la région, le Brésil, elle tente de prendre la tête d’un vaste ballet diplomatique sur son sol, affirmant qu’elle ne votera pas une résolution condamnant l’Iran au Conseil de sécurité de l’ONU dont elle est, faut-il le rappeler, membre non permanent. La Turquie a non seulement mené à bien sa politique de recherche de solution diplomatique au dossier nucléaire iranien, mais elle a également affiché une détermination sans faille face aux États-Unis et aux Européens. Il semblerait que la raison essentielle soit d’ordre économique. En effet, Ankara garde un très mauvais souvenir de l’embargo visant un autre de ses voisins, l’Irak. Il faut rappeler que ce blocus imposé à l’Irak avait paralysé le commerce de la Turquie avec ce pays avec qui Ankara avait de bons échanges commerciaux. L’autre raison, qui est en relation avec la première, c’est que la Turquie voulait se positionner comme une puissance économique dans la région, c’est la politique affichée notamment depuis l’arrivée du nouveau gouvernement islamique AKP en 2002.
Le nouveau pouvoir affiche son ambition de faire de la Turquie la dixième puissance économique au monde (elle n’occupe aujourd’hui que le 16e rang mondial) d’ici 2023, date anniversaire du centenaire de la fondation de la République kémaliste. Pour atteindre cet objectif, le pays a un besoin considérable en énergie, que l’Iran pourrait lui assurer dans un cadre de relations exceptionnelles. C’est pour ces raisons que la Turquie s’est rapprochée de l’Iran et encourage les investissements dans ce pays, via des entrepreneurs turcs très bien implantés en Iran, qui peuvent commercer avec une population dont une part importante, d’origine azérie, est turcophone.
Certaines analyses vont jusqu’à affirmer que cette catégorie sociale est aujourd’hui en plein essor en Turquie, qui de surcroît bénéficie d’une influence politique grandissante au sommet de l’État turc. Par conséquent, elle pousse vers un rapprochement plus net avec l’Iran et vers une consolidation des rapports commerciaux déjà très fructueux avec ce pays. Face au scepticisme que les Iraniens avaient exprimé, à plusieurs reprises, par le passé, quant à la nécessité d’une médiation turque, Ankara a persévéré et a fini par gagner la confiance de Téhéran. Recep Tayyip Erdoğan a même qualifié d’« ami » le président Ahmadinejad et a dénoncé à plusieurs reprises l’attitude des puissances occidentales, qui, selon lui, refusent à Téhéran son indépendance nucléaire, et va jusqu’à faire un parallèle avec l’État israélien non signataire des accords du TNP, disposant de l’arme atomique, et réfute cette idée de deux poids deux mesures, ce qui est nouveau dans le langage diplomatique turc.
Le Premier ministre turc a été jusqu’à qualifier Israël, je cite, de « principale menace pour la paix régionale », lors d’une visite officielle à Paris où il a réitéré sa conviction que le nucléaire iranien avait un objectif « uniquement civil », en s’étonnant qu’Israël n’adhère pas pour sa part au TNP. Et il se demande pourquoi « ceux qui n’ont pas signé le TNP sont dans une position privilégiée », eu égard aux règles de sécurité qui doivent prévaloir au Moyen-Orient.
À bien des égards, 2009 aura été pour la politique étrangère turque une année d’anthologie. Certes, les développements majeurs de ces deux dernières années ont été largement préparés par des mutations observables depuis un certain temps, en particulier depuis 2007. Mais c’est avec 2009 que la nouvelle politique étrangère turque a pris un visage et une voix.
De ce point de vue, l’accord commun irano-turco-brésilien au sujet de la proposition d’échanger l’uranium enrichi iranien en territoire turc constitue un tournant non négligeable dans les relations internationales.
En effet, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, deux nations émergentes du Sud se distinguent de manière spectaculaire sur la scène internationale en prenant franchement leurs distances à l’égard des grandes puissances sur un dossier particulièrement difficile et sensible à la fois, ayant pour théâtre le Moyen-Orient, région de turbulences par excellence.
Pour bien mesurer l’importance de ce tournant diplomatique, il ne faut pas seulement considérer le résultat à court terme. Les enjeux stratégiques et diplomatiques à moyen terme sont autrement plus significatifs, surtout si on les rapporte aux tendances profondes qui travaillent l’ensemble de la région et contribuent ainsi à restructurer son espace géopolitique de manière contradictoire et instable. Cet accord est un tournant diplomatique, puisque le fait que la Turquie et le Brésil se soient avancés sur un terrain glissant, en se portant garants d’une possible solution diplomatique négociée à un problème aussi épineux, constitue en soi un événement diplomatique d’une grande portée. D’une part, il permet à l’Iran d’enregistrer une relative victoire diplomatique même si celle-ci risque malheureusement d’être annihilée par l’intransigeance américaine et européenne.
En effet, en mobilisant à ses côtés deux grandes nations du Sud qui passent pour être amies des USA (la Turquie est membre de l’OTAN et entretient des relations privilégiées avec Israël, le Brésil est quant à lui engagé dans un vaste programme d’intégration industrielle et militaire avec son grand voisin du Nord), l’Iran a su montrer qu’il n’était pas si isolé sur la scène internationale et que son intransigeance apparente sur ce dossier ne faisait que refléter l’aspiration légitime et commune à toutes les nations du Sud à un développement de capacités technologiques et nucléaires à des fins civiles.
D’autre part, cet événement permet de mettre en exergue les nouvelles orientations des puissances régionales émergentes du Sud. Contrairement à une lecture superficielle, la scène internationale est d’une telle complexité qu’elle permet désormais une certaine marge de manœuvre à des acteurs moyens qui ne sont pas obligés d’adopter une ligne de rupture radicale à l’égard de la superpuissance américaine pour affirmer leurs intérêts propres. Mieux, c’est parce qu’elles entretiennent une relation de coopération privilégiée avec les USA et avec les États dissidents comme l’Iran que ces puissances moyennes ont plus de chances de réussir une médiation diplomatique qui serve leurs intérêts commerciaux et stratégiques, et consolide leur nouveau statut international.
L’accord tripartite irano-turco-brésilien ne doit pas être lu de manière unilatérale. Ces deux pays ont en effet énormément à gagner sur les plans stratégique et commercial dans une région vitale pour le système mondial. Ce n’est pas un hasard si l’intervention diplomatique inattendue de la Turquie et du Brésil a d’abord importuné les puissances en perte de vitesse sur ce dossier, comme la France et l’Allemagne. Les Américains, de leur côté, sont bien conscients que le monde unipolaire auquel a rêvé l’Amérique s’est brisé à l’épreuve des réalités géopolitiques et qu’il est bien derrière nous. S’il y avait un quelconque doute à ce sujet, le bourbier dans lequel se trouvent les Américains en Irak et en Afghanistan a fini par le dissiper. Les États-Unis sont bien conscients qu’il faudrait composer avec les moyennes puissances régionales émergentes, comme l’Inde, la Turquie ou encore le Brésil, qui revendiquent une plus grande place dans le concert des nations.
Mohammed Fadhel TROUDI, Docteur en droit, chercheur en relations internationales et stratégiques, associé à l'AGP, analyste en politique internationale, Paris
Notes
(1) Barthélemy Courmont est présenté comme l’un des meilleurs spécialistes des États-Unis, lire son ouvrage, Les États-Unis, les défis d’Obama : vers un nouveau leadership américain ? Paris, Le Félin, collection « Échéances », 2009, 154 p.
(2) Édité en janvier 2001, par le Washington Institute for Near East Policy, le rapport du Groupe présidentiel d’études, intitulé Navigating Through Turbulence, America and the Middle East in a New Century, analyse la politique américaine au Proche-Orient en lui fixant cinq objectifs principaux : empêcher une guerre régionale sur le différend israélo-arabe et israélo-palestinien ; lutter contre les armes de destruction massive ; renforcer la lutte contre le terrorisme ; provoquer un changement en Irak et en Iran ; renforcer les relations avec les pays de la région. Pour chacun de ses objectifs, le rapport met en avant les buts à atteindre et les moyens pour y parvenir.
(3) Journal égyptien en langue française, diffusé chaque mercredi. Conçu par des journalistes égyptiens francophones, il permet au lecteur de connaître le point de vue égyptien de l’actualité arabe, africaine et internationale. Il est, par sa dépendance vis-à-vis du journal quotidien Al-Ahram (Pyramides), un journal gouvernemental. Néanmoins, l’utilisation de la langue française lui donne une plus grande liberté d’expression, ce pourquoi il fait souvent l’objet de critiques de la part d’organisations professionnelles, notamment de défense des droits de l’homme, pour ses articles considérés parfois comme racistes, voire antisémites.
(4) Secrétaire d’État à la défense du Royaume-Uni entre 1997 et 1999, sous le gouvernement de Tony Blair. En août 1999, il a été choisi pour devenir le dixième secrétaire général de l’OTAN, succédant à Javier Solana. Il a occupé ce poste de 1999 à 2004.
(5) Iskudaroun ou Iskenderun (ancienne ville syrienne devenue turque, comme la ville d’Antakya à la frontière turco-syrienne, rattachée à la Turquie par référendum en 1918). Tous les habitants de cette ville parlent aussi bien le turc que l’arabe, elle est connue par sa grande diversité ethnico-religieuse, car y cohabitent avec une certaine intelligence des Grecs, des Arméniens, des chrétiens et des musulmans.
(6) Ariel Cohen : docteur de l’école Fletcher de droit et de diplomatie à l’université Tufts dans le Massachusetts, chercheur au département des études russes et eurasiennes de la prestigieuse Héritage Fondation, le fameux think tank créé en 1973 et financé par l’industrie de la défense.
Spécialiste de la Russie et de la région du Caucase, il est connu pour ses positions très conservatrices, notamment en ce qui concerne le Moyen-Orient.
(7) Le professeur Jean Marcou est directeur de l’Observatoire de la vie politique turque (OVIPOT) à Istanbul, rattaché à l’Institut français d’études anatoliennes ; il est également juriste, professeur de droit public à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
Troudi Mohamed
Barack Hussein Obama, président des États-Unis d’Amérique
L’élection en novembre 2008 de Barack Obama à la présidence américaine a, sans aucun doute, annoncé un changement touchant en profondeur les États-Unis et leur image dans le monde aussi bien avec leurs alliés qu’avec leurs ennemis. Le défi majeur de l’actuelle administration est de gérer ce que Barthélemy Courmont (1) appelle immobilismes et changements.
Un des premiers défis sera d’abord de changer la forme : c’est-à-dire en écoutant davantage ses partenaires et en favorisant la diplomatie multilatérale, bafouée par l’ancien président Bush qui a préféré l’unilatéralisme, notamment au moment de la guerre en Irak en 2003. Souhaitant donc une diplomatie réconciliée avec le monde, Hillary Clinton a déclaré en prenant ses fonctions de chef de la Diplomatie américaine, je cite : « L’Amérique ne peut résoudre seule les problèmes du monde et le monde ne peut pas les résoudre sans l’Amérique. » La nouvelle administration, soucieuse de son image notamment au près du monde arabo-musulman, va de nouveau mettre l’accent sur le dialogue, la recherche et le développement d’alliances. Elle a ajouté que l’Amérique « doit montrer l’exemple plutôt que donner des ordres », et utiliser la force de la persuasion diplomatique avant de tenter de persuader par l’usage de ses forces armées.
Ainsi la secrétaire d’État a promis que, grâce à cette nouvelle vision de la diplomatie, les États-Unis auraient « davantage de partenaires et moins d’adversaires ». L’avenir le dira... Le retour du multilatéralisme, que Barack Obama avait esquissé durant sa campagne électorale et lors de son discours inaugural d’investiture, serait-il une réalité ? Les États-Unis peuvent-ils réellement changer leurs méthode, tactique et stratégie en matière de conduite de la politique étrangère ? Peuvent-ils, doivent-ils prendre en compte les réticences et tenir compte des avis exprimés par leurs alliés ? C’est ce que nous allons tenter d’analyser en étudiant les relations turco-américaines à l’aune de ces bouleversements dans les relations internationales depuis les événements du 11-Septembre.
Ankara et Washington donnent l’impression qu’ils cherchent à ne pas aggraver leurs relations qui ne cessent de traverser des épreuves difficiles depuis l’arrivée du gouvernement Bush au pouvoir. Après les visites réciproques de l’ancienne secrétaire d’État, Condoleezza Rice, et du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, pendant le mandat Bush, le nouveau président turc s’est rendu officiellement à la Maison-Blanche pour la première fois depuis douze ans. Ce voyage, effectué juste après les frappes aériennes turques sur les bases du PKK en Irak du Nord, avec l’accord et l’information militaires américains, visait à sortir de l’état de crise et à normaliser totalement les rapports entre les deux pays. Ce n’est pas la première fois que les deux pays connaissent une dégradation aussi importante de leurs relations, ils avaient déjà vécu des situations de crise dans les années 1960 et 1970. Mais, même au moment de l’embargo militaire américain de 1975-1978, imposé à la Turquie suite à son intervention à Chypre, ils ont poursuivi une coopération économique et militaire sans remettre en cause leur partenariat stratégique à long terme.
La Turquie : un pivot stratégique pour les États-Unis
La Turquie est un pays à part au Moyen-Orient, étant donné son absence d’identité arabe et sa position proche des États-Unis et d’Israël sur les dossiers chauds de la région. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce pays, menacé dans son intégrité par Staline, avait choisi fermement le camp occidental et adhéré à la doctrine Truman de 1947, tout en reconnaissant Israël et en intégrant l’OTAN. Après le 11 septembre 2001, la Turquie est apparue comme confortée par les Américains dans un partenariat stratégique plus étroit. Considérée comme un partenaire, elle n’était donc pas directement visée par le projet américain du Grand Moyen-Orient. Il faut dire que la situation géographique de la Turquie est un atout déterminant dans la région. Divisée en deux parts inégales, elle est une liaison entre l’Asie et l’Europe. Grâce à ce positionnement, la Turquie a eu une histoire riche en démêlés stratégiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Empire ottoman a été démantelé, ce qui a donné naissance à la nation turque telle qu’on la connaît aujourd’hui, laïque, avec une relative vie démocratique, contrôlée néanmoins par une armée omniprésente, réelle détentrice du pouvoir et garante des principes « kémalistes » fondant la nation turque moderne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a observé une position neutre, ce qui lui a permis de bénéficier de l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall dès 1947. Cet élément marquera une ligne de force de la présence américaine dans la région et fera de la Turquie plus tard un maillon indispensable de la présence américaine dans la région après Israël. En dépit de diverses tensions liées à la position de la Turquie sur la question chypriote, Istanbul a été un fidèle allié des États-Unis pendant la guerre froide, elle a accueilli des missiles censés encercler et dissuader l’URSS d’une quelconque attaque sur les États-Unis et l’Europe. À la fin de la guerre froide, l’écroulement de l’URSS a fait craindre à juste titre à la Turquie de perdre sa place de partenaire stratégique de premier plan et de basculer vers un niveau de partenaire de moindre importance.
C’est le déclenchement de la première guerre américaine dans le Golfe qui va réhabiliter la Turquie dans son rôle de partenaire stratégique de Washington. Le gouvernement turc va s’empresser à cette époque, en dépit de l’opposition de l’opinion publique, d’autoriser l’administration américaine à se servir des bases militaires sur son sol ; mieux encore, la Turquie va jusqu’à appliquer les sanctions décidées contre le régime de Saddam Hussein, nonobstant le manque à gagner pour le pays quand on connaît l’importance du commerce de la Turquie avec le voisin irakien. C’est cette position ouvertement pro américaine qui va valoir à la Turquie son rang d’allié indéfectible des États-Unis dans la région et va sceller la consolidation de la coopération entre les deux pays. Le démembrement de l’ex-Union soviétique, résultant de la fin de l’empire communiste qui a duré plus de soixante-dix ans, a ouvert un boulevard pour la Turquie et lui a permis, avec l’appui militaire et technologique américain, de renforcer son rôle de puissance régionale à côté d’Israël. En effet, les régions de la Caspienne et d’Asie centrale étant peuplées partiellement de musulmans turcophones, la Turquie trouvait une occasion inespérée de profiter du pétrole de l’Asie centrale et du Caucase pour ainsi sortir de sa dépendance à l’égard du Moyen-Orient. Pour Ankara, le but recherché était de faire de la Turquie un pont entre l’Asie centrale et l’Europe, et de revaloriser aux yeux des États-Unis une situation stratégique de première importance. L’appui de Washington lors de la signature de l’accord de Bakou du 9 octobre 1995 lui a permis d’obtenir une décision de double tracé favorable à ses intérêts dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles.
À la fin des années 1990, la Turquie est considérée comme une puissance régionale, cette position a été renforcée après la signature en 1992 du « partenariat renforcé » turco-américain. Cet accord a porté les relations bilatérales entre les deux pays à un niveau jamais atteint auparavant. Pour montrer l’excellence de leurs relations, les États-Unis ont soutenu économiquement Istanbul qui traversait alors une crise économique sans précédent, mieux encore Washington a joué de tout son poids politique et diplomatique pour soutenir l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ce qui a été ressenti à juste titre par les Européens comme une manière, du reste inacceptable, de s’immiscer dans des questions qui relevaient de la seule décision de l’UE. Cet accord énonçait déjà les intérêts communs entre les deux pays qui souhaitaient l’émergence de régimes démocratiques et pro-occidentaux, la lutte contre le terrorisme et l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Dès 1996, la Turquie, qui a été le premier pays musulman à reconnaître Israël, entame un rapprochement militaire important avec « Tsahal », consacré par la signature d’un partenariat stratégique concrétisé avec l’aval et l’engagement des États-Unis.
Lorsque les rédacteurs du rapport Navigating Through Turbulence (2) écrivent que l’un des axes majeurs de la politique des États-Unis au Proche-Orient doit être l’alliance stratégique avec l’État d’Israël et la suprématie militaire absolue des alliés des États-Unis, ils ne font que traduire une réalité. Les rédacteurs de ce rapport ont raison sur au moins une chose : les seuls alliés inconditionnels des États-Unis dans la région sont des États non arabes : l’État d’Israël et la Turquie, auxquels Washington rêverait d’ajouter l’Iran. Le partenariat stratégique entre les États-Unis et la Turquie et entre la Turquie et Israël est tel qu’un journaliste de l’hebdomadaire gouvernemental égyptien Al Ahram Hebdo (3) l’a qualifié, je cite, d’un « véritable axe du mal ».
La Turquie est le second partenaire stratégique des États-Unis au Proche-Orient. À l’instar d’Israël, ce pays est mal à l’aise dans la géopolitique de la région. Ni européen, ni arabe, en froid avec ses voisins grec, russe, arménien et iranien ; pays musulman et membre de l’OTAN, la Turquie entretient aussi des rapports tendus avec la nation arabe. Selon les stratèges de la Maison-Blanche, la Turquie joue un rôle clé. Dans les Balkans, le retour des Turcs, à l’occasion de la crise de l’ex-Yougoslavie, s’est nettement opéré dans le cadre de la politique américaine et allemande. La Turquie est l’une des pièces maîtresses du jeu états-unien contre la Russie pour le contrôle du pétrole de la mer Caspienne et surtout le transit de ce pétrole qui devrait principalement s’effectuer vers le port turc de Ceylan. Sur le plan militaire, il convient de souligner que, forte de près de 800 000 hommes, l’armée turque est la seconde armée de l’OTAN. L’ancien secrétaire général de l’OTAN, lord Robertson (4), déclarait le 23 novembre 2000 à Istanbul que la Turquie « est un allié sûr de l’OTAN au cœur d’une zone vitale qui comprend les Balkans, le Caucase, le Proche-Orient et la Méditerranée ». Grâce à la Turquie, l’OTAN, c’est-à-dire les États-Unis, consolide son dispositif qui s’étend aux frontières de la Russie et du monde orthodoxe, d’une part, à celles du monde arabe et perse, d’autre part.
La Turquie est également un allié de choix pour les États-Unis au Proche-Orient. Durant la guerre contre l’Irak, la Turquie a servi de base aux bombardiers américains. Par ailleurs, et pour consolider ce rapprochement stratégique turco-américain, la Turquie et Israël ont conclu, en février 1996, un accord de coopération militaire qui représente une modification majeure des données stratégiques au Proche-Orient. Cet accord prévoit des facilités et des possibilités d’exercices pour les forces israéliennes dans les vastes espaces dont dispose la Turquie, l’amélioration par Israël des équipements de l’armée turque et l’échange d’informations.
Deux textes, dont certaines clauses restent secrètes, ont été signés en février et en août 1996. Ils autorisent notamment la tenue de manœuvres aériennes et navales conjointes, des facilités portuaires, la possibilité pour l’aviation israélienne de s’entraîner au-dessus du vaste espace anatolien. Israël et les États-Unis, puisque l’un ne fait rien sans l’autre, vont plus loin en équipant l’armée turque des technologies militaires les plus modernes. Ainsi, en août 2000, le Premier ministre israélien Ehud Barak s’est rendu à Ankara pour négocier des contrats d’armement avec son homologue Bülent Ecevit, y compris un satellite espion sur lequel deux sociétés se disputaient le marché, à savoir Israël Aircraft Industries (IAI) et le Français Alcatel.Il faut rappeler que l’alliance turco-israélienne correspond à un choix politique de la Turquie, en particulier du lobby militaire très influent dans le pays qui, après la chute du bloc soviétique, craignait de perdre les faveurs des États-Unis. Pour mieux mettre en exergue l’intérêt que représente l’armée turque pour Washington, les Turcs ont choisi de s’inscrire dans la stratégie antirusse et anti-arabe des États-Unis et de se rapprocher d’Israël pour partager avec l’État hébreu le rôle de gendarme américain au Proche-Orient. Ce rôle revêt d’autant plus d’importance pour certains milieux turcs que certains, dans l’ex-Empire ottoman, nourrissent traditionnellement des sentiments mitigés à l’égard des voisins arabes avec lesquels perdurent de nombreux différends. C’est notamment le cas de la Syrie. Il faut se rappeler la visite d’un ministre turc dans les hauteurs du Golan lors d’un voyage officiel en Israël en 1997, donnant ainsi une sorte de caution à l’occupation israélienne de ce territoire syrien occupé et annexé par l’État hébreu en 1982. Les gestes d’hostilité vis-à-vis de ce pays sont nombreux : outre l’occupation en 1939 d’Iskandaroun, le sandjak d’Alexandrette (5), dont la Syrie n’a jamais reconnu l’annexion par la Turquie, un contentieux important oppose la Turquie à la Syrie et à l’Irak sur le partage des eaux de l’Euphrate depuis le projet anatolien du Sud-Est (GAP) qui vise à réaménager le cours de l’Euphrate.
L’achèvement de ce projet en 2003 a des conséquences graves pour la Syrie et l’Irak qui perdent la moitié de leur contingent, ce qui est dramatique pour ces deux pays en manque d’eau. Cette décision turque viole le droit international, en particulier la Convention de l’Assemblée générale des Nations unies du 21 mai 1997, selon laquelle le pays en amont doit respecter les droits des usagers des pays situés en aval. Dans un effort de consolidation des liens israélo-turcs, Istanbul s’est même engagée à fournir de l’eau à Israël. Enfin, même si la Turquie n’est pas favorable à une partition de l’Irak qui risquerait de provoquer, avec l’aide des États-Unis, la création d’un État kurde (en effet, il n’existe aujourd’hui qu’une province autonome kurde), lequel serait un pôle d’attraction pour les Kurdes de la Turquie, il n’est pas totalement exclu que, dans le chaos de l’échec américain en Irak, la Turquie ne soit tentée d’occuper la région de Mossoul. L’élection, en novembre 2002, d’un gouvernement à coloration islamique à Ankara ne peut pas changer fondamentalement la donne quand on connaît le poids de l’armée, véritable détentrice du pouvoir en Turquie. Le partenariat turco-américain a sans doute permis aux États-Unis de consolider leur dispositif militaire au Proche-Orient. La consolidation des relations entre les deux pays nous renseigne sur l’approche géopolitique des États-Unis dans cette partie du monde, qui vise à créer un nouveau système d’alliances avec les États non arabes : Israël, Turquie, demain Iran ou, peut-être, un État kurde qui, à la faveur de l’occupation de l’Irak, serait porté et soutenu par Washington afin de mieux balkaniser la région. À mon sens, ce qui caractérise l’approche géopolitique des États-Unis au Proche-Orient est la volonté de garder sous contrôle le monde arabe de l’empêcher d’unir ses forces et à terme de constituer une puissance qui serait naturellement proche des nations européennes, notamment de la France qui, de par ce qu’on appelle communément la politique arabe de la France, du moins ce qu’il en reste, peut, pour des raisons liées à l’histoire, à la géopolitique et aux facteurs socioculturels, former un contrepoids aux États-Unis dans la région. Pour s’en convaincre, il faut rappeler que les intérêts géopolitiques des États-Unis et de la France, ainsi que de quelques autres nations européennes, diffèrent sur de nombreux points. C’est pourquoi la France a pesé de tout son poids lors de la crise irakienne (septembre 2002-mars 2003), pour faire en sorte d’éviter une attaque contre l’Irak et redonner la main à l’Organisation des Nations unies. La suite des événements a donné raison à Paris. L’occupation de l’Irak a tourné à un fiasco, pour assez dire, total. La France, dont l’opposition à l’invasion de l’Irak s’est révélée très judicieuse, a clairement mis en garde contre le danger de réformes imposées aux pays du Proche-Orient, lesquels n’ont pas besoin de « missionnaires de la démocratie car il n’est pas de formule toute faite qu’on pourrait transposer d’un pays à l’autre ».
Selon le président Chirac, qui partage les mêmes préoccupations que les grandes capitales arabes (Riyad, Le Caire, Damas), il appartient à chaque nation d’étudier les réformes éventuelles qui lui conviennent si l’on ne veut pas, par des ingérences extérieures, favoriser la déstabilisation des sociétés arabes et musulmanes, et faire le jeu des extrémistes. L’élection du nouveau président Nicolas Sarkozy à la tête de l’État français, probablement le plus atlantiste de tous les présidents français qui se sont succédé à la tête du pays, a laissé une certaine déception aussi bien en France que parmi ses alliés arabes traditionnels, après qu’il a affirmé avec conviction l’alignement quasi total de la France sur les thèses américaines et a été jusqu’à décider le retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN en dépit de l’opposition interne et notamment de l’institution militaire française. Les relations turco-américaines vont cependant connaître un tournant après l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, ce qui a fait craindre non sans raison à la Turquie la naissance d’un Kurdistan irakien dans le chaos et le désordre qui ont suivi la fin de la guerre. En dépit des assurances américaines à la Turquie qu’un Kurdistan irakien ne verrait pas le jour, ce qui dans le contexte paraît réaliste car cette création entraînerait trop de réactions arabes, turques et iraniennes, vu la richesse de la région, les relations entre les deux alliés vont nettement se dégrader. L’on peut même se demander où vont les relations turco-américaines quand on connaît les profonds désaccords entre les deux pays. Assiste-t-on à un net revirement de la Turquie qui veut, pour des raisons de politique interne et de recherche de leadership régional, se démarquer de son alignement américain ? Va-t-on vers un retour de la Turquie ottomane ou s’agit-il simplement d’un malentendu, d’un aléa de parcours dans les rapports entre deux pays qui se sont longtemps appréciés ? Va-t-on vers un retour de la Turquie vers la Russie ? Le rapprochement avec la Russie, bien perceptible ces dernières années, est-il annonciateur d’un profond changement de la diplomatie turque ?
Les deux pays ne se perçoivent plus comme deux puissances rivales dans leur voisinage du Caucase. Au cours des années 1990, la Turquie n’a jamais réellement réussi à pénétrer la région économiquement et politiquement en dépit de l’affaiblissement des positions russes. En outre, les deux pays entretiennent des relations difficiles et controversées avec certains États de la région (par exemple, la Russie avec la Géorgie ou la Turquie avec l’Arménie), ce qui rend les prises de décision complexes. Aujourd’hui, la Russie et la Turquie ont rapproché leurs positions sur des dossiers qui étaient hier encore des pierres d’achoppement (comme la Tchétchène ou la question kurde). Que signifie ce rapprochement russo-turque et en quoi pourrait-il affaiblir la position américaine ?
Les évolutions politiques en Turquie face à la relation avec les États-Unis
Un certain nombre de questions s’imposent d’emblée :
– Est-ce que les relations turco-américaines viennent de changer de paradigme ou viennent-elles simplement de connaître une transformation profonde depuis l’arrivée de Barack Obama au pouvoir en 2009 ?
– De quelle manière la décision du Parlement turc du 1er mars 2003, refusant le transit des soldats américains sur le territoire turc vers l’Irak, a-t-elle pesé sur les relations entre les deux pays ? Pourquoi la question kurde constitue-t-elle plus que jamais un sujet de discorde et un point de rupture important dans les relations entre Ankara et Washington ? Les divergences notables de point de vue entre Ankara et Washington sur le dossier nucléaire de Téhéran peuvent-elles constituer aujourd’hui des signes d’éventuels désaccords entre les deux pays dans un avenir proche ? Si tel est le cas, assiste-t-on sinon à un remodelage, du moins à un bouleversement dans l’équilibre des forces dans la région, si l’on accorde de l’importance au rapprochement assez remarqué entre la Turquie, la Russie, la Syrie, l’Iran et le Brésil ?
Sur quels points les perceptions de sécurité et de menaces de la Turquie dans la période post-Saddam diffèrent-elles de celles des États-Unis ?
– Dans quelle mesure le renouveau diplomatique « activiste » exercé par la Turquie d’aujourd’hui dans son voisinage, plus particulièrement au Moyen-Orient et dans le Caucase, influencerait-il le cours et la quintessence des relations turco-américaines ? Est-ce qu’aujourd’hui le facteur « européen » continue à occuper encore une place centrale dans l’avenir des relations turco-américaines ?
– Quels sont les principaux obstacles qu’ont rencontrés ces dernières années l’Europe et la Turquie, sur le plan intérieur et sur le plan extérieur, dans le cheminement turc vers l’Europe ?
– Est-ce que le nouvel activisme régional de la politique extérieure turque sur la géographie ex-ottomane, notamment au Moyen-Orient, est compatible avec la vocation européenne de la Turquie ? Est-il possible, pour la Turquie, de combiner son rôle de puissance souple et de leader dans sa région avec son statut de candidat à l’UE, ainsi qu’avec son projet d’intégration européenne ? Quelles sont les implications géopolitiques de l’activisme de la diplomatie turque sur le triangle Washington-Ankara-Bruxelles ?
– Quel rôle la Turquie pourrait-elle jouer dans la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE ? Quelles sont les réticences turques vis-à-vis de la politique européenne de voisinage lancée en 2004 et du nouveau projet européen de l’« Union pour la Méditerranée » lancé en 2008 à l’instigation du président de la République française, Nicolas Sarkozy ?
Si les États-Unis ont été régulièrement critiqués, surtout pour s’être laissé influencer par des « lobbies arméniens et grecs » qui servaient alors de bouc émissaire, ils n’ont jamais été perçus par la Turquie comme un « ennemi » autant qu’aujourd’hui. Selon des enquêtes d’opinion en Turquie, les États-Unis prennent de plus en plus une figure menaçante pour les Turcs. Selon les estimations les plus pessimistes, le pourcentage des gens ayant une image positive des États-Unis a chuté de 52 % en 2000 à 30 % en 2002, à 15 % en 2003 et jusqu’à 9 % en 2009.
Il faut dire que, depuis la décision inattendue du Parlement turc qui a rejeté la motion du 1er mars 2003 pour le transit des soldats américains à travers le territoire turc vers l’Irak, les relations entre les deux pays se sont considérablement détériorées. La recrudescence des attaques terroristes du PKK sur le sol turc et récemment le vote par la Commission des affaires étrangères du Congrès américain d’une loi reconnaissant le génocide arménien n’ont fait qu’élargir la brèche dans les relations turco-américaines. La période d’après-Saddam a été également marquée par le changement des équilibres au Moyen-Orient en faveur des États-Unis et par l’accélération du processus des réformes européennes dans le pays. Aujourd’hui, il paraît clair que la doctrine de « profondeur stratégique » d’Ahmet Davutoğlu, ex-consultant du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et ministre des Affaires étrangères depuis 2009, vise à recadrer la politique extérieure turque sur les territoires ex-ottomans.
Divergences sur l’Irak
Dans un mémorandum intitulé La Turquie s’est tiré une balle dans le pied, Ariel Cohen (6), chercheur de la prestigieuse Héritage Fondation, le fameux think tank très conservateur qui garde toujours une influence prépondérante pour tout ce qui concerne la formulation de la politique américaine dans les domaines de la sécurité nationale, de la défense, de l’économie et des affaires intérieures, estime que le refus du Parlement turc de permettre l’utilisation par l’armée américaine des bases aériennes en Turquie est annonciateur d’une grave crise entre les deux pays. Il pourrait en résulter une forte diminution de l’importance stratégique que la Turquie revêt pour l’Amérique, poursuit-il. Selon lui, la Turquie a commis sa plus grosse gaffe stratégique quand elle s’est alignée au cours de la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Empire germanique et de l’Autriche-Hongrie, et elle devra en payer le prix. Il énumère dans les moindres détails tous les avantages dont jouit la Turquie dans les domaines stratégico-militaire, économique, de la politique étrangère et, bien sûr, au niveau de la géopolitique, grâce à son alliance stratégique avec les États-Unis.
Il laisse planer sans complexe la menace de voir disparaître tous ces avantages : les relations avec le Fonds monétaire international, les crédits et aides en tout genre, l’accession à la Communauté européenne, les visées géopolitiques dans le Caucase et en Asie centrale, et la rivalité avec Moscou dans ce domaine, l’oléoduc Bakou-Ceylan, les relations arméno-turques et la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens, y compris une demande de réparation de la part des héritiers des victimes et des survivants du génocide. Il va jusqu’à affirmer que les relations turco-américaines qui se sont forgées pendant la guerre de Corée et la guerre froide seront ramenées non des années, mais des décades en arrière. « Et ce n’est pas tout. À long terme, l’on traiterait avec la Turquie selon les cas », aurait déclaré un expert militaire de haut niveau de Washington à l’auteur du mémorandum, voulant signifier par là la fin d’un partenariat stratégique de longue durée. Ce rapport donne une idée de l’état d’esprit des différents chercheurs sur la Turquie mais également des responsables politiques américains de haut rang. On sent bien un agacement à Washington à propos de la position du Parlement turc, très mal comprise par les milieux intellectuels et politiques aux États-Unis.
Ce rapport est révélateur du peu de cas que font les stratèges néoconservateurs, de manière disons un peu méprisante, des nouvelles dynamiques qui traversent la société turque. En effet, ni l’armée ni la société turques ne sont aujourd’hui les mêmes. Les États-Unis, qui se voulaient porteurs de démocratie, ne tiennent pas compte du développement de la société civile dans la région et notamment turque. Cette négligence risque de rencontrer de plus en plus de rejets diplomatiques dans les États plus ou moins démocratiques ; quant aux États à systèmes répressifs ou instables, elle y suscitera probablement des résistances encore plus fortes, pouvant aller jusqu’à la résistance armée. Les États-Unis et la Turquie mènent désormais une alliance « à la carte », au milieu d’une région complexe, contrairement à la période faste de la guerre froide contre l’ennemi commun, à savoir l’Union soviétique. Il faut dire que la fréquence des crises entre les deux pays est telle qu’elle a fini par provoquer une accumulation de tensions difficiles à digérer. L’arrestation des officiers turcs, chargés de communication en Irak du Nord, en a été un paroxysme.
Quels sont par conséquent les points de désaccord turco-américains en matière de perception de la sécurité et des menaces qui peuvent peser sur la Turquie ? En somme, quels sont les éléments de convergence et de divergence entre les perceptions turque et américaine ? Peut-il y avoir un compromis entre l’approche turque de sa sécurité et la vision américaine de ses intérêts vitaux dans la région ? Autant de questions que soulèvent les dossiers irakien mais également kurde de par leurs nombreuses implications.
Les différends entre les deux pays et leurs accusations mutuelles sont innombrables. Alors que l’opération américaine à Fallujah est qualifiée de génocide par certains députés du parti gouvernant en Turquie, les officiers turcs ont accusé les États-Unis de faciliter l’existence du PKK dans le Nord de l’Irak, alors sous contrôle américain. L’adoption, par la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine, d’un texte qualifiant de génocide le massacre des Arméniens, et les efforts de la présidente démocrate de la Chambre pour faire voter ce texte ont suscité des vives protestations dans tous les milieux turcs, y compris dans l’armée et le gouvernement.
À la même période, les attaques du PKK venant du Nord de l’Irak faisaient de nouveau subir à l’armée turque de grandes pertes pendant que cette organisation s’exhibait facilement dans des zones sous contrôle américain. L’Irak et notamment la question de l’intégrité territoriale de ce pays sont et seront toujours au cœur des préoccupations turques, et ce pour plusieurs raisons aisément compréhensibles. D’abord, la Turquie insiste non sans raison sur la nécessité de préserver le territoire irakien contre le risque de démembrement de ce pays et principalement dans la zone stratégique kurde. La Turquie craint également le risque difficilement contrôlable de débordement qui pourrait plonger l’Irak dans le chaos et dont la Turquie pourrait ressentir les effets dévastateurs, ce que cherche à éviter Istanbul à tout prix. Il faut souligner également l’intérêt que porte la Turquie aux habitants turkmènes présents dans le Nord de l’Irak et dont elle se doit d’assurer la sécurité. L’autre point d’importance, c’est que la Turquie ne possède pas de richesses pétrolières et doit par conséquent importer du pétrole irakien.
L’APK (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, qui se revendique comme un parti de « musulmans modérés », a porté avec un certain succès cette nouvelle politique étrangère turque de donnant-donnant et a fait craindre un changement radical des relations turco-américaines. L’Irak reste aujourd’hui un sérieux point d’achoppement, ce qui pour les Turcs relève de la sécurité nationale du pays. La priorité de la Turquie était et demeure la lutte contre le PKK, le soutien américain dans les négociations sur Chypre et le soutien à leur candidature à l’Union européenne.
Dans un cas comme dans l’autre, les Turcs semblent déçus, car ils pensent avec force que les Américains pouvaient en faire davantage sur des dossiers d’une importance capitale pour Istanbul. La réponse de la Turquie était le refus d’engager des soldats en Irak, évitant ainsi l’étiquette de pays occupant, et elle s’est positionnée comme interlocuteur idéal entre les différentes parties du conflit. Il en sera de même pour des pays voisins comme la Syrie, voire l’Iran, sur lesquels la Turquie a adopté une position de dialogue qui va à l’encontre de la politique américaine d’isolement menée contre ces deux États, deux éléments clés de toute solution non seulement de la question irakienne mais plus globalement des vieux conflits israélo-palestinien et israélo-arabe.
La Turquie souhaite un retrait des troupes américaines de l’Irak et pousse à la reconstruction rapide de ce pays mais également à l’éradication totale de la terreur de l’organisation terroriste PKK du Nord de l’Irak et à la préservation de l’intégrité territoriale de l’Irak. Tous ces sujets font certes l’objet d’un consensus avec les États-Unis, mais qui reste néanmoins très fragile si l’on prend en compte l’évolution de la toute récente position américaine sur la question arménienne notamment.
La question arménienne, un important sujet de discorde entre les deux pays
Le 5 mars 2010, la Commission de la Chambre des représentants du Congrès des États-Unis a voté une résolution HR 252 reconnaissant le génocide arménien. Avec 23 voix pour et 22 contre. Suite à ce vote, les relations entre les deux pays se sont rapidement dégradées, comme en témoigne le rappel de l’ambassadeur turc à Washington, en signe de protestation. Quelques semaines après ce vote, Hillary Clinton avait semble-t-il assuré au gouvernement turc que la résolution ne viendrait pas en séance plénière de la Chambre basse américaine. Il faut rappeler que ce n’est pas la première fois que cette commission s’intéresse au sujet. Le même vote a eu lieu il y a deux ans. En effet, certains parlementaires persistent à vouloir faire reconnaître ce génocide. Certains laissent supposer que cet acharnement est en effet le reflet de l’activisme du lobby pro-arménien, très influent aux États-Unis.
Un certain nombre de démocrates, mettant en avant la reconnaissance des droits de l’homme et le rétablissement de la justice, se battent depuis quelques années au sein du Congrès pour obtenir la reconnaissance par les autorités américaines du génocide de 1915, que la Turquie ne considère que comme de simples faits de guerre. Cette résolution n’aura d’impact politique qu’une fois votée par la totalité du Congrès américain, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que le président américain était gêné par ce vote, qui le place en situation difficile vis-à-vis d’Ankara. Ce texte, qui n’a pas force de loi, appelle le président américain à « qualifier de façon précise l’extermination systématique et délibérée de 1 500 000 Arméniens de génocide ». Or Ankara n’a jamais reconnu le génocide et fait pression depuis des décennies sur tous les États qui s’aventureraient à le faire : « Nous condamnons cette résolution qui accuse la nation turque d’un crime qu’elle n’a pas commis », a réagi le gouvernement turc après le vote de la résolution au Congrès américain.
À Erevan, le vote américain a en revanche suscité la satisfaction : « Nous apprécions cette décision au plus haut point. Il s’agit d’une preuve supplémentaire du dévouement du peuple arménien en faveur des valeurs humaines universelles et d’un pas important dans la prévention des crimes contre l’humanité », a réagi le ministre arménien des Affaires étrangères, Édouard Nalbandian. Il faut dire que la question du génocide arménien est une affaire ultrasensible en Turquie et un champ de mines diplomatique. Les Arméniens font pression pour que soient enfin reconnus comme génocide les massacres et déportations commis entre 1915 et 1917. Or la Turquie reconnaît qu’entre 300 000 et 500 000 personnes ont péri, non pas victimes d’une campagne d’extermination mais, selon elle, dans le chaos des dernières années de l’Empire ottoman. Elle récuse la notion de « génocide », reconnue par la France, le Canada ou le Parlement européen. Barack Obama, qui avait promis lors de sa campagne électorale la reconnaissance du génocide arménien, a renoncé à employer ce terme. Les États-Unis soutiennent des efforts en cours pour une ouverture de la frontière et l’établissement de relations diplomatiques entre la Turquie et l’Arménie. Le président de la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, Howard Berman, déclare, je cite : « Rien ne justifie que la Turquie ignore la réalité du génocide arménien. » Quels sont par conséquent les enjeux du vote de cette résolution ?
Cette résolution comporte à mon sens à la fois des enjeux internes et externes. Sur le plan extérieur, on peut dégager trois enjeux essentiels, à savoir :
– obliger la Turquie à ratifier le protocole signé avec l’Arménie le 10 octobre 2009, dans lequel les États-Unis étaient et sont très impliqués ;
– obtenir les faveurs des trois pays du Caucase du Sud, à la fois pour des questions stratégiques, politiques et énergétiques. Ce vote permettrait à Washington, qui vise ainsi directement l’Arménie, d’avoir davantage l’écoute d’Erevan dans la région et mise sur son éloignement de Moscou, son allié principal. Il faut rappeler que Moscou est contre ce vote puisque, déjà lors d’un vote similaire en 2007 à la Chambre des représentants, la Russie a fait savoir son refus. Washington cherche en effet par cette tentative de rapprochement avec l’Arménie à pénétrer davantage dans le Caucase du Sud, pour des questions à la fois stratégiques, politiques et énergétiques. Ce pourquoi ce vote s’adresse à la fois à l’Arménie, à la Turquie et à la Russie ;
– enfin les États-Unis veulent par ce vote pousser la Turquie à rompre avec sa diplomatie équivoque. Washington a en effet fait savoir son mécontentement à l’égard d’une diplomatie turque équivoque sur trois dossiers essentiels, à savoir l’Iran, Russie et Israël. Membre de l’OTAN et du G20, Ankara s’est nettement rapprochée de la Russie ces deux dernières années ; de surcroît, la Turquie tient un discours sur le dossier nucléaire iranien qui est aux antipodes de la position intransigeante des États-Unis et d’Israël. L’État hébreu est en effet depuis quelque temps systématiquement critiqué sur sa politique régionale et sur sa conduite vis-à-vis des Palestiniens, notamment sur sa dernière guerre destructrice à Gaza. Du coup, la position israélienne, qui a toujours refusé de reconnaître le génocide arménien au nom de la Realpolitik, a sensiblement changé.
En effet dans le courant de cette année 2010, une trentaine de députés du Parlement israélien (Knesset) ont appelé l’État hébreu à marquer un changement envers cette question et demandent la reconnaissance du génocide arménien. Il faut par conséquent s’attendre à une sérieuse évolution d’Israël sur ce dossier, surtout si l’on tient compte de la dégradation des relations entre les deux pays après l’attaque malheureuse et insensée de l’armée israélienne de la « flottille de la liberté », qui a coûté la vie à une dizaine de passagers, en majorité turcs.
Côté américain, ce vote pourrait être analysé comme la réalisation d’une promesse de campagne de Barack Obama qui, faut-il le rappeler, a abandonné cette promesse au profit de ses bonnes relations avec l’allié turc, arguant d’un rapprochement turco-arménien très timide, concluant qu’il faudrait laisser, je cite, « les peuples arménien et turc trouver les voies de la réconciliation ». Ces déclarations ont mécontenté l’électorat arménien, très actif aux États-Unis, estimé à environ un million et demi, déçu par ce qu’il appelle la volte-face du président Obama. C’est pourquoi ce vote, intervenant à quelques semaines de la commémoration du génocide arménien par les Ottomans (aux alentours du 24 avril), constituera pour cette communauté très active un début de compensation, si ce texte vient à être voté en session plénière. Ceci est fort possible, puisque les démocrates restent très sensibles à cette question en dépit des déclarations rassurantes d’Hillary Clinton à l’adresse d’Ankara. Elle avait affirmé dans un de ses déplacements, je cite : « Nous allons travailler très dur pour être certains qu’il n’arrive pas devant la Chambre des représentants. » Ce sera tout de même difficile.
L’accord irano-turco-brésilien : peut-être un tournant dans les relations internationales
Il va sans dire que l’affaire de la flottille de Gaza a creusé le fossé entre les États-Unis et leurs alliés de l’Alliance atlantique, notamment la Turquie. Le pilier turc de l’Alliance atlantique serait-il en train de vaciller ? La Turquie est-elle en train d’amorcer une nouvelle diplomatie, optant pour une nouvelle vision moyen-orientale et musulmane du monde, plutôt que de jouer le rôle que la nouvelle administration Obama lui a assigné, c’est-à-dire devenir ce pont entre l’Occident et l’Orient ? Longtemps perçue comme un nain sur le plan diplomatique, la Turquie revendique désormais une place parmi les grands de ce monde.
Sous l’impulsion d’Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères depuis mai 2009, la politique étrangère turque a connu ces derniers temps des bouleversements importants, comme le souligne le professeur Jean Marcou (7) : « Il aura incontestablement été l’homme politique turc de l’année, il a contribué à donner une doctrine aux nouvelles orientations de la diplomatie turque, au moment où celle-ci conduisait un véritable processus de refondation. » Le rapprochement amorcé ces derniers temps entre la Turquie, l’Iran, le Brésil, la Russie et même la Syrie en dit long sur le nouveau jeu international d’une diplomatie turque qui a perdu ses complexes. Signe des temps, un terme a fait son apparition dans le langage jusqu’ici très codé des analystes de la relation américano-turque : « Frenemy ». Autrement dit « Friend and enemy », « ami et ennemi ». C’est l’analyste Stephen Cook qui l’emploie dans Foreign Policy en écrivant : « Après six décennies de coopération stratégique, la Turquie et les États-Unis deviennent des concurrents stratégiques, notamment au Moyen-Orient. »
Il faut noter que les Américains sont manifestement surpris par l’ampleur de l’évolution de la diplomatie turque, confrontés coup sur coup à l’initiative turco-brésilienne sur le nucléaire iranien qui a pris à contre-pied la stratégie de sanctions de Washington, puis à la crise ouverte entre la Turquie et Israël. À cet égard, un journaliste turc, Tulin Daoglu, déclare, je cite : « Si les Américains n’étaient pas inquiets des dérives de la politique d’Erdoğan, ils feraient bien de le devenir. »
Les avis divergent sur les raisons de cette évolution turque. Les Américains, qui privilégient une approche géopolitique du dossier, faisant tout pour amarrer la Turquie à l’Union européenne, même au risque de déstabiliser cette dernière, font porter la responsabilité du changement de stratégie d’Ankara aux Européens, qui auraient affiché une position sinon hostile à la Turquie, du moins très réservée quant à la place de la Turquie au sein de l’UE.
Sans totalement nier l’impact de cette position européenne, d’autres observateurs voient plutôt une évolution liée à l’arrivée du Parti islamiste de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en 2002. Puissance économique montante, membre du G20 et dirigée par une équipe à l’identité musulmane décomplexée, la Turquie aurait perçu tout le bénéfice interne et régional qu’elle pourrait tirer d’une politique de plus en plus distante des positions américaines et tournée vers l’Orient et la Russie.
Avec Israël, les choses se seraient aggravées lors du sommet de Davos, après la violente diatribe lancée par Erdoğan à l’encontre du président Shimon Pérès pour sa politique vis-à-vis des Palestiniens. Dans des déclarations publiques, le Premier ministre turc serait allé jusqu’à comparer les islamistes turcs et le Hamas. Selon Stephen Cook, le désaccord turco-américain sur l’Iran démontre aussi l’incompréhension mutuelle. Malgré les pressions de Washington, furieux des effets potentiels de l’initiative turco-brésilienne sur ses plans de sanction contre Téhéran, Ankara a persisté. Cette démarche inquiète d’autant plus Washington qu’elle pourrait pousser les Russes à faiblir dans leur soutien. Faut-il le rappeler, d’une manière générale, l’axe Moscou-Ankara, très dynamique ces derniers temps, complique la tâche des Américains en ce sens qu’il déjoue le plan de sanctions voulu par Washington contre l’Iran.
Tentons de comprendre les raisons de ce soutien turc à l’Iran.
Depuis plusieurs semaines, la Turquie a engagé une offensive diplomatique d’envergure, le plus souvent secrète, avec pour but d’éviter le vote de nouvelles sanctions contre Téhéran. Aidée par un nouvel acteur dans la région, le Brésil, elle tente de prendre la tête d’un vaste ballet diplomatique sur son sol, affirmant qu’elle ne votera pas une résolution condamnant l’Iran au Conseil de sécurité de l’ONU dont elle est, faut-il le rappeler, membre non permanent. La Turquie a non seulement mené à bien sa politique de recherche de solution diplomatique au dossier nucléaire iranien, mais elle a également affiché une détermination sans faille face aux États-Unis et aux Européens. Il semblerait que la raison essentielle soit d’ordre économique. En effet, Ankara garde un très mauvais souvenir de l’embargo visant un autre de ses voisins, l’Irak. Il faut rappeler que ce blocus imposé à l’Irak avait paralysé le commerce de la Turquie avec ce pays avec qui Ankara avait de bons échanges commerciaux. L’autre raison, qui est en relation avec la première, c’est que la Turquie voulait se positionner comme une puissance économique dans la région, c’est la politique affichée notamment depuis l’arrivée du nouveau gouvernement islamique AKP en 2002.
Le nouveau pouvoir affiche son ambition de faire de la Turquie la dixième puissance économique au monde (elle n’occupe aujourd’hui que le 16e rang mondial) d’ici 2023, date anniversaire du centenaire de la fondation de la République kémaliste. Pour atteindre cet objectif, le pays a un besoin considérable en énergie, que l’Iran pourrait lui assurer dans un cadre de relations exceptionnelles. C’est pour ces raisons que la Turquie s’est rapprochée de l’Iran et encourage les investissements dans ce pays, via des entrepreneurs turcs très bien implantés en Iran, qui peuvent commercer avec une population dont une part importante, d’origine azérie, est turcophone.
Certaines analyses vont jusqu’à affirmer que cette catégorie sociale est aujourd’hui en plein essor en Turquie, qui de surcroît bénéficie d’une influence politique grandissante au sommet de l’État turc. Par conséquent, elle pousse vers un rapprochement plus net avec l’Iran et vers une consolidation des rapports commerciaux déjà très fructueux avec ce pays. Face au scepticisme que les Iraniens avaient exprimé, à plusieurs reprises, par le passé, quant à la nécessité d’une médiation turque, Ankara a persévéré et a fini par gagner la confiance de Téhéran. Recep Tayyip Erdoğan a même qualifié d’« ami » le président Ahmadinejad et a dénoncé à plusieurs reprises l’attitude des puissances occidentales, qui, selon lui, refusent à Téhéran son indépendance nucléaire, et va jusqu’à faire un parallèle avec l’État israélien non signataire des accords du TNP, disposant de l’arme atomique, et réfute cette idée de deux poids deux mesures, ce qui est nouveau dans le langage diplomatique turc.
Le Premier ministre turc a été jusqu’à qualifier Israël, je cite, de « principale menace pour la paix régionale », lors d’une visite officielle à Paris où il a réitéré sa conviction que le nucléaire iranien avait un objectif « uniquement civil », en s’étonnant qu’Israël n’adhère pas pour sa part au TNP. Et il se demande pourquoi « ceux qui n’ont pas signé le TNP sont dans une position privilégiée », eu égard aux règles de sécurité qui doivent prévaloir au Moyen-Orient.
À bien des égards, 2009 aura été pour la politique étrangère turque une année d’anthologie. Certes, les développements majeurs de ces deux dernières années ont été largement préparés par des mutations observables depuis un certain temps, en particulier depuis 2007. Mais c’est avec 2009 que la nouvelle politique étrangère turque a pris un visage et une voix.
De ce point de vue, l’accord commun irano-turco-brésilien au sujet de la proposition d’échanger l’uranium enrichi iranien en territoire turc constitue un tournant non négligeable dans les relations internationales.
En effet, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, deux nations émergentes du Sud se distinguent de manière spectaculaire sur la scène internationale en prenant franchement leurs distances à l’égard des grandes puissances sur un dossier particulièrement difficile et sensible à la fois, ayant pour théâtre le Moyen-Orient, région de turbulences par excellence.
Pour bien mesurer l’importance de ce tournant diplomatique, il ne faut pas seulement considérer le résultat à court terme. Les enjeux stratégiques et diplomatiques à moyen terme sont autrement plus significatifs, surtout si on les rapporte aux tendances profondes qui travaillent l’ensemble de la région et contribuent ainsi à restructurer son espace géopolitique de manière contradictoire et instable. Cet accord est un tournant diplomatique, puisque le fait que la Turquie et le Brésil se soient avancés sur un terrain glissant, en se portant garants d’une possible solution diplomatique négociée à un problème aussi épineux, constitue en soi un événement diplomatique d’une grande portée. D’une part, il permet à l’Iran d’enregistrer une relative victoire diplomatique même si celle-ci risque malheureusement d’être annihilée par l’intransigeance américaine et européenne.
En effet, en mobilisant à ses côtés deux grandes nations du Sud qui passent pour être amies des USA (la Turquie est membre de l’OTAN et entretient des relations privilégiées avec Israël, le Brésil est quant à lui engagé dans un vaste programme d’intégration industrielle et militaire avec son grand voisin du Nord), l’Iran a su montrer qu’il n’était pas si isolé sur la scène internationale et que son intransigeance apparente sur ce dossier ne faisait que refléter l’aspiration légitime et commune à toutes les nations du Sud à un développement de capacités technologiques et nucléaires à des fins civiles.
D’autre part, cet événement permet de mettre en exergue les nouvelles orientations des puissances régionales émergentes du Sud. Contrairement à une lecture superficielle, la scène internationale est d’une telle complexité qu’elle permet désormais une certaine marge de manœuvre à des acteurs moyens qui ne sont pas obligés d’adopter une ligne de rupture radicale à l’égard de la superpuissance américaine pour affirmer leurs intérêts propres. Mieux, c’est parce qu’elles entretiennent une relation de coopération privilégiée avec les USA et avec les États dissidents comme l’Iran que ces puissances moyennes ont plus de chances de réussir une médiation diplomatique qui serve leurs intérêts commerciaux et stratégiques, et consolide leur nouveau statut international.
L’accord tripartite irano-turco-brésilien ne doit pas être lu de manière unilatérale. Ces deux pays ont en effet énormément à gagner sur les plans stratégique et commercial dans une région vitale pour le système mondial. Ce n’est pas un hasard si l’intervention diplomatique inattendue de la Turquie et du Brésil a d’abord importuné les puissances en perte de vitesse sur ce dossier, comme la France et l’Allemagne. Les Américains, de leur côté, sont bien conscients que le monde unipolaire auquel a rêvé l’Amérique s’est brisé à l’épreuve des réalités géopolitiques et qu’il est bien derrière nous. S’il y avait un quelconque doute à ce sujet, le bourbier dans lequel se trouvent les Américains en Irak et en Afghanistan a fini par le dissiper. Les États-Unis sont bien conscients qu’il faudrait composer avec les moyennes puissances régionales émergentes, comme l’Inde, la Turquie ou encore le Brésil, qui revendiquent une plus grande place dans le concert des nations.
Mohammed Fadhel TROUDI, Docteur en droit, chercheur en relations internationales et stratégiques, associé à l'AGP, analyste en politique internationale, Paris
Notes
(1) Barthélemy Courmont est présenté comme l’un des meilleurs spécialistes des États-Unis, lire son ouvrage, Les États-Unis, les défis d’Obama : vers un nouveau leadership américain ? Paris, Le Félin, collection « Échéances », 2009, 154 p.
(2) Édité en janvier 2001, par le Washington Institute for Near East Policy, le rapport du Groupe présidentiel d’études, intitulé Navigating Through Turbulence, America and the Middle East in a New Century, analyse la politique américaine au Proche-Orient en lui fixant cinq objectifs principaux : empêcher une guerre régionale sur le différend israélo-arabe et israélo-palestinien ; lutter contre les armes de destruction massive ; renforcer la lutte contre le terrorisme ; provoquer un changement en Irak et en Iran ; renforcer les relations avec les pays de la région. Pour chacun de ses objectifs, le rapport met en avant les buts à atteindre et les moyens pour y parvenir.
(3) Journal égyptien en langue française, diffusé chaque mercredi. Conçu par des journalistes égyptiens francophones, il permet au lecteur de connaître le point de vue égyptien de l’actualité arabe, africaine et internationale. Il est, par sa dépendance vis-à-vis du journal quotidien Al-Ahram (Pyramides), un journal gouvernemental. Néanmoins, l’utilisation de la langue française lui donne une plus grande liberté d’expression, ce pourquoi il fait souvent l’objet de critiques de la part d’organisations professionnelles, notamment de défense des droits de l’homme, pour ses articles considérés parfois comme racistes, voire antisémites.
(4) Secrétaire d’État à la défense du Royaume-Uni entre 1997 et 1999, sous le gouvernement de Tony Blair. En août 1999, il a été choisi pour devenir le dixième secrétaire général de l’OTAN, succédant à Javier Solana. Il a occupé ce poste de 1999 à 2004.
(5) Iskudaroun ou Iskenderun (ancienne ville syrienne devenue turque, comme la ville d’Antakya à la frontière turco-syrienne, rattachée à la Turquie par référendum en 1918). Tous les habitants de cette ville parlent aussi bien le turc que l’arabe, elle est connue par sa grande diversité ethnico-religieuse, car y cohabitent avec une certaine intelligence des Grecs, des Arméniens, des chrétiens et des musulmans.
(6) Ariel Cohen : docteur de l’école Fletcher de droit et de diplomatie à l’université Tufts dans le Massachusetts, chercheur au département des études russes et eurasiennes de la prestigieuse Héritage Fondation, le fameux think tank créé en 1973 et financé par l’industrie de la défense.
Spécialiste de la Russie et de la région du Caucase, il est connu pour ses positions très conservatrices, notamment en ce qui concerne le Moyen-Orient.
(7) Le professeur Jean Marcou est directeur de l’Observatoire de la vie politique turque (OVIPOT) à Istanbul, rattaché à l’Institut français d’études anatoliennes ; il est également juriste, professeur de droit public à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
Troudi Mohamed