Le Figaro prend ses lecteurs pour des écoliers !


8 Aout 2014

L’islamisme est composé de trois parties : 1- l’islamisme missionnaire, 2- l’islamisme politique, 3- l’islamisme violent…On se croirait dans une classe de terminal, mais on dans le très « prestigieux » quotidien français, Le Figaro. C’est l’interview d’une journaliste stagiaire (Eugénie Bastié) avec une enseignante débutante (Anne-Clémentine Larroque). La première a peut-être besoin d'enseigner quelques heures à Sciences-PO, et la seconde a peut-être besoin de quelques articles dans Le Figaro pour sa carrière! Pourquoi pas ? Il faut bien donner un coup de main aux jeunes. Sauf que le sujet est très complexe et éminemment grave. Pour reconquérir son lectorat, nos confrères du Figaro, comme ceux du Monde, devraient renouer avec le sensationnel à but stratégique. Comme, à titre d’exemple, le dossier des armes chimiques « employées » par le régime syrien !


Anne-Clémentine Larroque, enseignante à Sciences-Po.
Figarovox: Sous le nom d' «islamistes», on regroupe des réalités qui n'ont rien à voir: le Hamas, les frères musulmans, les djihadistes d'EEIL. Qu'est ce que l'islamisme?

Anne-Clémentine Larroque : Sur le sujet, les amalgames sont quotidiens, c'est une thématique complexe qu'on a tendance à vouloir désespérément rendre simple. Il convient avant tout de distinguer islam, islamisme et islamisme radical ou violent, terminologies très souvent confondues dans le débat public.

L'islam correspond à la religion monothéiste numériquement la plus importante au monde aujourd'hui, mais chronologiquement la dernière apparue après le judaïsme et le christianisme. Les Sunnites sont majoritaires et se placent à côté des Chiites, branche minoritaire.

L' «islamisme» est la dénomination occidentale d'un «réveil de l'islam» au moment de la Modernité occidentale. C'est une idéologie politico-sociale qui a un ressort religieux, né au XIXème siècle en réaction à la Modernité qui a touché le monde musulman, via la colonisation. On oppose systématiquement l'islamisme au progrès, alors que cette idéologie n'est pas anti-moderne au départ. Au contraire les réformistes Muhammad Abduh et Jamal Afghani, pères du réformisme islamiste au XIXème siècle, prônent une réinstauration de l'islam dans les sociétés musulmanes tout à fait compatibles avec les valeurs modernes. Finalement, l'islamisme s'inscrit parmi les grandes idéologies (socialisme, libéralisme, marxisme) nées au XIXe siècle.

En revanche l'islamisme radical ou islamisme violent est une des formes que prend l'islamisme (qui peut aussi s'incarner dans des mouvements pacifiques de prédications qui refusent la violence). Les salafistes prédicateurs barbus que l'on voit dans certains quartiers sont loin de tous prôner le djihad armé! A certains égards on pourrait les comparer aux ordres mendiants dans la Chrétienté car leur vocation est uniquement missionnaire.

Finalement, il y aurait trois familles d'islamismes: l'islamisme missionnaire, l'islamisme politique et l'islamisme violent ou djihâdisme, que vous nommez islamisme «radical».

Ainsi, les Frères Musulmans sont des islamistes réformistes avec un projet politique ; certaines de leurs branches ont pu évoluer vers la violence mais ce n'est pas l'objectif sous-tendu, le Hamas a été fondé par les Frères: cependant, il est constitué d'un parti puis d'une branche armée, tandis que l'EIIL est un groupe djihadiste.

Quel est le point commun entre ces différentes formes d'islamisme?

Le point commun de tous ces islamismes est la volonté de mettre en place un Etat islamique, c'est-à-dire une structure étatique où l'autorité mène une politique islamique, au sein de laquelle la «charia», la loi islamique, demeure centrale et est imposée à l'ensemble des habitants. Cependant, leurs moyens diffèrent et leur objectif varie selon l'échelle de temps et d'espace.

Qu'est-ce que le salafisme?

La Salafiyya symbolise une nouvelle idéologie islamiste défendant le «retour à l'islam» ou le «réveil de l'islam» favorisant la remise en question de celui-ci vis-à-vis la Modernité occidentale. C'est une idéologie islamiste apparue au XIXe siècle. Le salafisme prône le retour vers le message des pieux ancêtres (salaf signifie «ancêtre»). Mais il prend aussi un visage réformiste avec l'émergence de l'islam politique. Suivant la même logique que l'islamisme, trois formes différentes de salafisme existent:

-Le salafisme missionnaire ou de prédication: éducation, œuvres de bienfaisance, etc
-Le salafisme politique : réformisme menant à la création d'un Etat islamique par des voies «politiques»: les Frères musulmans par exemple.
-Le salafisme djihadiste qui ne veut pas se limiter au strict message politique et va plus loin en utilisant l'action violente et terroriste soit à l'intérieur d'un pays musulman (comme le Hamas) soit à l'extérieur (comme Al-Qaïda).

Quelles sont les racines du «djîhadisme»? Est-ce un phénomène contemporain au consubstantiel à l'islam en tant que religion?

Non, on ne peut pas dire que le djihâdisme soit consubstantiel à la religion. Si le djihâd existe littéralement dans l'islam (petit et grand djihâd dans le Coran), le «djihâdisme»: (idéologie qui place le djihad comme moteur d'action et comme finalité), est un mouvement contemporain qui puise ses racines dans les thèses de deux grands idéologues:

-La pensée de Sayyid Qotb (1906-1966), militant des Frères musulmans qui lutta activement contre l'Etat de Nasser jugé «mécréant» car ne respectant pas la loi coranique et théorisa dans les années 60 le retour à un islam politique où le djihad prend une place centrale.
-La pensée de Maulana Maududi (1903-1979) théologien fondamentaliste pakistanais qui à la même époque pense et encourage la lutte pour la création d'un état islamique pakistanais. Ses thèses seront suivies par les Talibans: il prône un retour au djihad global.

L'application du djihâd se résume en trois vagues successives dans le monde musulman:
-Dans les années 70-80, dans le cadre de la guerre d'Afghanistan contre les Soviétiques ;
-Le djihâd des années 90, contre les régimes militaires algérien, égyptien et en Bosnie
-Depuis la fin des années 90, le nouveau djihâd contre l'Occident, qui est devenu la raison d'être du mouvement d'Al-Qaida.

On pourrait ajouter une quatrième «vague»: que ce soit Boko Haram au Nigéria, EEIL en Irak ou Al-Nosra en Syrie, les shabbabs en Somalie on assiste à l'émergence d'un djihâdisme plus ancré territorialement qui s'inscrit d'abord localement dans une histoire particulière avant de revendiquer une perspective internationaliste globalisée.

Vous distinguez islamisme de prédication, islamisme politique et djihâdisme. Dans quelle catégorie se trouve le Hamas?

Le Hamas, «Mouvement de résistance islamique» est une émanation des Frères musulmans en Palestine, où leur présence date des années 30. Dans les années 40, se crée une branche armée dont le but est de lutter contre les Britanniques et le projet de création de l'Etat d'Israël, Etat sioniste pour eux.

Le Hamas actuel est créé en 1987 lors de la première intifada. L'objectif affiché est alors d'anéantir Israël et le sionisme tout en islamisant la Palestine. Ils lancent les premières vagues d'attentats dans les années 90. En 2006, ils deviennent la première force politique du pays, devant le Fatah, en remportant les élections législatives palestiniennes avec 56 % des suffrages.

On pourrait donc dire que le Hamas constitue un groupe islamiste politique (au départ fondé par les Frères musulmans) qui adopte les moyens d'une mouvance djihadiste de résistance.

Le Printemps arabe avait vu la consécration des frères musulmans qui sont devenus une force politique capable de rassembler les masses arabes, à l'instar du nationalisme panarabe autrefois. Quelle idéologie véhiculent les Frères musulmans?

Les Frères musulmans sont un mouvement islamiste réformiste fondé par Hassan Al-Banna en 1928, en Egypte, peu après l'effondrement de l'empire ottoman. La confrérie prône une conquête du pouvoir politique par le bas mais elle s'inscrit dans les trois formes d'islamismes que je décris: missionnaire, politique et violent. Cependant, son but reste politique. Certaines branches radicales violentes en sont issues mais ne fondent pas le cœur de leur action. Ils font partie du mouvement des Salafistes réformistes. Leur but est avant tout politique: mettre en place un Etat islamique et installer la Charia. Leur évolution est corrélée à leurs rapports avec les pouvoirs en place.

Dans les années 1960-80, Nasser et Sadate jouent entre répression et instrumentalisation des Frères Musulmans, ce qui pousse ceux-ci à migrer en péninsule arabique et notamment en Arabie Saoudite où ils s'allient momentanément avec les wahhabites. C'est la période particulière du «wahhabo-salafisme».

Les Frères musulmans prennent dès lors, une dimension internationaliste et essaiment dans de nombreux pays, y compris en Occident au travers des prises de positions d'intellectuels musulmans réformateurs comme Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur des Frères Musulmans Hassan Al-Banna, même s'il ne revendique pas son appartenance à la Confrérie.

Où en est l'islamisme politique quatre ans après les révolutions arabes?

On a longtemps cru que les dictatures arabes réussissaient à cantonner et maitriser les islamistes. Mais en réalité, l'islam radical s'est renforcé en réaction aux pouvoirs dictatoriaux, le nationalisme de Nasser puis l'autoritarisme de Moubarak en Egypte, la tyrannie de la dynastie Assad en Syrie, la «ploutocratie»de Ben Ali en Tunisie. Dans les années 2000, certains tentent l'ouverture et l'adoucissement, c'est le cas d'Hosni Moubarak en Egypte, lors des élections de 2005, mais cela ne suffit pas car les revendications économiques et sociales du peuple prennent le pas et les islamistes s'intègrent au mouvement de protestation.

Ensuite, les révolutions arabes ont révélé au grand jour la «frérisation» du monde arabe. Mais les Frères musulmans n'ont pas su garder le pouvoir. L'islamisme a gagné socialement, «par le bas: les stigmates visuels de l'islamisation se sont multipliées en dix ans dans bon nombre de pays arabes. Mais il ne l'a pas gagné politiquement. Les islamistes ont perdu le pouvoir, faute d'expérience, de vision politique et économique globale. Hormis deux exceptions: la Tunisie où le parti Ennahdha de Ghannouchi a su s'adapter à la transition politique du pays, et la Turquie d'Erdogan, qui n'a pas fait la Révolution mais où l'islamisme politique a gagné depuis 2002, dans un pays laïc où se dessinent aujourd'hui les contours de ce que l'on peut qualifier de «post-islamisme».

Anne-Clémentine Larroque est historienne de formation, maître de conférences à Sciences Po en Questions internationales. Elle a tenu une chronique internationale sur la Matinale France Inter (été 2013). Cette interview a été publié dans Le Figaro du 8 août 2014.