L’ex-ministre de l’Intérieur Rafik Belhaj Kacem, innocenté par les témoins, condamné par la justice militaire


19 Avril 2013

Tunisie : ceux qui devraient être jugés pour Haute trahison sont au pouvoir, et ceux qui ont été au service de la République sont en prison. C’est ainsi qu’on pourrait qualifier la situation tunisienne après la révolution dite du jasmin. Comme nous l’avons annoncé dans notre article du 10 avril dernier, nous ouvrons le dossier des prisonniers politiques dont nous traiterons les affaires cas par cas. Aujourd’hui, l’affaire Rafik Belhaj Kacem, ancien ministre de l’Intérieur. Pour que l’opinion publique tunisienne et les ONG occidentales des droits de l’homme sachent à quoi ressemble la « justice transitionnelle » de la république ghannouchienne.


C’est par Ben Ali que Rafik Belhaj Kacem a été limogé le 12 janvier 2011 et remplacé par Ahmed Friaâ. Après la chute du régime et dans la logique pseudo-révolutionnaire, il a été arrêté le 1er février 2011 dans sa région natale de Béja (nord-ouest), où il était en résidence surveillée dans la ferme héritée de ses parents. Le 3 février, après un interrogatoire bâclé, un mandat de dépôt a été émis à son encontre, l’inculpant d’homicide volontaire pour « avoir donné l’ordre » ou « transmis celui de Ben Ali  », de tirer sur les manifestations à Kasserine et Thala.

A la fin du mois de mars 2011, le ministère de la Justice a indiqué que le procureur de la république venait de commencer l’instruction de 26 affaires dans lesquelles sont impliqués l’ancien président de la république, l’ancien ministre de l’Intérieur, Rafik Belhaj Kacem, et Jalel Boudrigua, un officier de police à la retraite. Selon le porte-parole du ministère de la Justice, ces affaires ont été remises au Tribunal militaire selon le principe de la spécialisation.

Le 13 juin 2012, il a été condamné par le Tribunal militaire du Kef à douze ans de prison ferme, et le 19 juillet 2012, par le Tribunal militaire de Tunis, à quinze ans de prison, pour « meurtre avec préméditation » et « tentative de meurtre avec préméditation ». Verdict équitable ou parodie de justice ? Coupable ou bouc-émissaire ?

Qui est Rafik Belhaj Kacem ?

Né le 6 avril 1949 à Béja dans une famille moyenne, il y a fait ses études primaires et secondaires. Après l’obtention de son baccalauréat en 1968, il s’est inscrit à l’Université de Tunis où il a obtenu une licence en littérature en 1972, puis un diplôme complémentaire en philosophie (1973). Après avoir enseigné au lycée de Béja, où ses élèves et ses collègues gardent de lui le souvenir d’un homme sérieux et dévoué à son travail, il a été nommé en 1980 directeur de l’Office de Développement du Nord-Ouest. Sept années durant, le travail remarquable qu’il a accompli dans sa région en faveur des zones paupérisées et dans le cadre d’un plan de développement intégral ordonné par Bourguiba, l’a prédisposé à devenir gouverneur de Kairouan en 1987. Les habitants de cette ville, dont certains ont témoigné lors de son procès, se souviennent encore d’un gouverneur compétent, intègre et à l’écoute des citoyens.

En 1991, il a été nommé secrétaire d’Etat auprès du ministère de l’Intérieur chargé des localités régionales et municipales, où il a modernisé la gestion des municipalités, contribué au développement régional et introduit le premier programme qui rend obligatoire le souci de l’environnement. Par reconnaissance au travail accompli, il est nommé en février 1995 premier conseiller auprès du président, puis ministre-conseiller chargé des affaires politiques. C’est à la fin de 2004 que Ben Ali l’a nommé ministre de l’Intérieur, poste dont il l’a limogé le 12 janvier 2011. Quinze jours après, il a été arrêté et jeté à la prison de Mornaguia. Sans procédure judiciaire, certains de ses biens acquis légalement ont été confisqués, et son épouse a été privée d’un droit acquis, sa pension de retraite.

Retour sur les faits et bilan définitif du nombre des victimes

Selon le rapport officiel de la Commission d’investigation sur les dépassements et les violations (CIDV), présidée par Taoufik Bouderbala, avocat et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, rapport qui a été rendu public en avril 2012, le bilan définitif des victimes est de 338 morts, dont 86 prisonniers de droit commun qui ont mis le feu dans leurs cellules pour s’évader, 14 membres des forces de police et 5 soldats de l’armée nationale. Nul ne s’interroge d’ailleurs sur l’identité des criminels qui ont tué ces 14 policiers et 5 militaires. Toujours est-il que le nombre exact des « martyrs » de la « révolution du jasmin » est par conséquent 233, puisque les uns (86 qui tentaient l’évasion) et les autres (19 qui faisaient leur travail et leur devoir de maintien de l’ordre) ne sont pas considérés par certains comme des « martyrs ».

Toujours selon le rapport Taoufik Bouderbala, 60% des morts sont tombés dans les gouvernorats de Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa et Tunis. 61% ont été tués après le départ de Ben Ali le 14 janvier 2011. En revanche, 68% des blessés ont été enregistrés dans la période du 17 décembre au 14 janvier. Sur un total de 338 morts, manifestants, prisonniers de droit commun et forces de l’ordre confondus, 205 ont été tués après le 14 janvier, 28 rien que dans la journée du 14 janvier et 104 entre le 17 décembre et le 14 janvier. Objectivement parlant, c’est donc après la chute du régime qu’il y a eu le plus de morts par balles, et non pas durant les événements comme on l’avait prétendu. Rafik Belhaj Kacem est-il responsable de la mort de ces 104 émeutiers ? Pour son avocat, Ezeddine Arfaoui, et selon les témoignages des plus hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, qu’ils soient en état d’arrestation ou en liberté, Rafik Belhaj Kacem n’a jamais donné d’ordre de tirer sur les manifestants. Nous y reviendrons plus bas.
  
Responsable mais pas coupable

Les juristes en France connaissent bien la différence entre responsabilité et culpabilité. En tant que ministre, directeur ou simple agent de police, un homme peut-être responsable des faits qu’on lui reproche sans en être coupable. Il agit selon les ordres donnés par son supérieur hiérarchique et conformément aux lois en vigueur au moment des faits. Les prisonniers politiques actuellement détenus à la prison de Mornaguia ont commis l’erreur de s’accuser mutuellement, en se renvoyant la responsabilité. N’aurait-il pas été plus simple que chacun assume sa propre responsabilité, dans le cadre de ses fonctions régaliennes, sachant que dans un système aussi hiérarchisé, la responsabilité suprême revient ipso facto au sommet de l’Etat ?  Plutôt que de s’accuser mutuellement, n’aurait-il pas été plus juste d’évoquer le rôle exact de l’armée, plus exactement de son chef d’état major, le général Rachid Ammar, qui est d’ailleurs leur juge suprême, puisqu’ils sont jugés par des Tribunaux militaires ? En tant que chef des armées, Rachid Ammar est pourtant tout aussi responsable que les actuels détenus, y compris Rafik Belhaj Kacem. A posteriori, il est même responsable et coupable puisque dès décembre 2010, les militaires ont activement pris par à la répression des manifestants au même titre que les forces de police si ce n’est plus. C’est le rapport même de la Commission Bouderbala qui l’atteste implicitement. Ce rapport, page 19, désigne plus exactement deux ministères coresponsables : « On peut dire que le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Défense ont joué un rôle déterminant dans les événements, un rôle direct ».
 


Dossier vide, instruction bâclée et arguments de la défense occultés

Nous avons dit plus haut que, selon maitre Ezeddine Arfaoui et plusieurs témoignages, Rafik Belhaj Kacem n’a jamais donné le moindre ordre de tirer sur les manifestants. C’est une vérité que confirme le rapport Bouderbala (CIDV), où on lit, page 20 : « On peut dire qu’il n’a pas été prouvé que des ordres ou des consignes émanant de la cellule de crise au sein du ministère de l’Intérieur, de tirer sur les manifestants, aient été données par les responsables chargés de la sécurité ou par le ministre ». L’ancien ministre de l’Intérieur a déclaré lui-même et à maintes reprises que du 17 décembre 2010 au 12 janvier 2011 (date de son limogeage), il n’y a pas eu un seul mort dans les gouvernorats de Tunis, Ariana, Ben Arous, Mannouba, Bizerte, Zagouan, Nabeul et Sousse. Durant cette période, les victimes déplorées ont été des blessés -parmi lesquels une centaine de policiers- ce qui prouve bien que les ordres excluaient l’usage des armes à feu, sauf en cas de danger imminent ou de légitime défense. Là aussi, c’est le rapport Bouderbala qui indique clairement dans sa page 588 que « La répression pratiquée par les forces de l’ordre n’exclue pas le fait qu’il y a eu des cas où les agents de police se sont trouvés obligés de tirer sur les manifestants, soit par légitime défense, soit pour protéger les postes de polices où ils se trouvaient, soit pour empêcher certains de prendre possession de leurs armes…Dans plusieurs cas, des tirs ont été mortels mais sans la préméditation des agents ».

Dans la première affaire No 95646, jugée par le Tribunal militaire du Kef, dans laquelle Rafik Belhaj Kacem et 21 autres prévenus ont été condamné le 13 juin 2012, il est question de 22 morts et 464 blessés. C’est d’ailleurs leurs familles qui se sont constituées en partie civile et ont saisi la justice pour obtenir des réparations financières, le statut de « martyr » octroyé aux disparus devant se traduire par les mêmes avantages lucratifs que pour la famille de l’emblème de la « révolution du jasmin » : Mohamed Bouazizi. Premier mensonge, durant le ministère de Rafik Belhaj Kacem, il y a eu cinq morts dans la journée du 8 au 9 janvier 2011, dans les villes de Tala et Kasserine : Marwane Joumli, Mohamed Amri, Yacine Rtibi, Ghassan Chniti, Ahmed Boulaabi. Les trois premiers ont attaqué un poste de police avec des cocktails molotov, où quatre jeunes policiers ont été prisonniers des flammes et gravement brulés. Et les deux autres, pilleurs d’un magasin d’outillage, ont été abattus par des militaires après somation. Dans cette première affaire, Rafik Belhaj Kacem a été condamné à 12 ans de prison ferme.

Dans la seconde affaire No 71191, jugée par le tribunal militaire de Tunis le 19 juillet 2012, pour les mêmes faits prétendus, Rafik Belhaj Kacem a été condamné à 15 ans de prison ferme. Les magistrats militaires se sont contentés de porter le nombre des morts à 42 et celui des blessés à 97, qui seraient tous survenus dans les gouvernorats de Tunis, Ariana, Ben Arous, Mannouba, Bizerte, Zagouan, Nabeul et Sousse. Or, comme l’a souligné maitre Ezeddine Arfaoui, un prévenu ne peut pas être condamné à deux reprises pour les mêmes faits supposés. C’est un principe élémentaire dans les tribunaux du monde entier. Plus grave encore, vérification faite avec les données publiées dans le rapport Bouderbala, les 42 victimes en question sont mortes les journées du 12, du 13 et du 14 janvier 2011, c’est-à-dire après le limogeage du ministre de l’Intérieur incriminé ! Non seulement du 17 décembre 2010 au 12 janvier 2011 il n’y a pas eu de morts à Tunis, Ariana, Ben Arous, Mannouba, Bizerte, Zagouan, Nabeul et Sousse, mais il n’y en a pas eu non plus à Sfax, Médnine, Tataouine, Gabès, Kairouan, Béja, Monastir et Gafsa. Tous les morts répertoriés par la CIDV sont tombés après le 12 janvier 2011.
    
Rafik Belhaj Kacem a agi dans la stricte légalité

Il apparait clairement que dans les faits que la justice militaire lui reproche, l’ancien ministre de l’Intérieur est totalement innocent. Tous les témoignages concordent : il n’a jamais donné d’ordre aux forces de police de tirer à balle réelle sur la foule. Du 17 décembre 2010 jusqu’au 12 janvier 2011, il n’a fait qu’appliquer la loi en faisant usage de la violence légale. C’est-à-dire la stricte application de l’article 2 de loi loi No 4 de l’année 1969, daté du 24 janvier 1969, portant sur les manifestations et les troubles sociaux, qui oblige les forces de l’ordre à faire un usage graduel de la force. L’article 21 de cette loi stipule que « Dans le cas où les manifestants refusent de se disperser, les forces de l’ordre doivent utiliser le jet d’eau, puis les matraques, puis les bombes lacrymogènes, puis des tirs de feu dans le ciel, puis des tirs sur les jambes  ». C’est en cas de force majeure, stipule l’article 22, lorsque les manifestants les menacent directement, que les forces de l’ordre peuvent leur tirer dessus.

On rappelle qu’au sein même de l’Europe, « la mort n’est pas considérée comme » une atteinte aux droits de l’homme dans le cas où l’Etat se trouverai menacé par « une émeute ou une insurrection » ! Il s’agit de la Convention européenne telle qu’amendée par son Protocole n° 14 (STCE n° 194) à compter de la date de son entrée en vigueur le 1er juin 2010, qui stipule dans son article 2, intitulé Droit à la vie, que : 
« La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:
a.      pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
b.      pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;
c.       pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection" !!!
 
Conclusion

Dans ces deux affaires, la No 71191, du Tribunal militaire de Tunis, et la No 95646, du Tribunal militaire du Kef, le haut commissaire Chedly Sahli, directeur des Services techniques de juillet 1991 à février 2011 a été également impliqué. Devant ses juges militaires, il a fait cette déclaration surprenante : « Du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, des terroristes armés et cagoulés se sont infiltrés en Tunisie à partir des frontières algériennes et se sont mêlés aux manifestants ». Il a ajouté que ces terroristes « ont attaqué les postes de police, ont volé des armes et ont tiré sur les manifestants créant un climat d’émeutes et de chaos ». Aux lecteurs d’en tirer les conclusions. Dans le présent article, nous avons voulu nous en tenir uniquement au procès verbal de l’audience du 13 juin 2012 (affaire 95646, le Kef) et au procès verbal de l’audience du 19 juillet 2012 (affaire 71191, Tunis), dont nous avons obtenu une copie intégrale. Nous avons aussi tenu compte du rapport de la CIDV (Bouderbala) qui est accessible au public.   
 
A la lumière de notre investigation, on peut affirmer que Rafik Belhaj Kacem a été condamné pour des faits dont il n’est ni responsable ni coupable. C’est parce qu’il a scrupuleusement appliqué la loi de 1969, qu’il n’y a quasiment pas eu de morts entre le 17 décembre 2010 et le 12 janvier 2011, à l’exception des cinq cas déjà mentionnés à Tala et Kasserine. C’est à partir du 12 janvier que le nombre des morts a pris des proportions tragiques. Est-ce à dire que c’est son successeur à la tête du ministère de l’Intérieur, Ahmed Friaâ, qui en endosse la responsabilité ?

Non, bien évidemment. D’abord parce que ce ministre est resté à peine 48h à la tête de l’Intérieur. Ensuite parce que, même ministre de l’Intérieur, Ahmed Friaâ n’était pas vraiment en charge de la sécurité, l’état de siège ayant été officiellement décrété le 14 janvier 2011, mais réellement mis en application dès le 9 janvier 2011 (voir page 591 du rapport Bouderbala). Or, qui était le responsable suprême chargé par Ben Ali d’appliquer l’état de siège ? Le sauveur de la « révolution du jasmin » : le général Rachid Ammar.

Comme l’a si bien dit l’avocat de Rafik Belhaj Kacem, « mon client a été un bouc-émissaire…Les familles des martyrs et des blessés ne veulent pas des bouc-émissaires mais elles veulent la vérité. Elles veulent savoir qui a tué leurs enfants ». Le sauront-elles un jour ?Tunisie-Secret.com          
 
Karim Zmerli          
 
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