Interview exclusive. Fethi Amdouni : J’ai fait avorter le coup d’Etat islamiste du 8 novembre 1987


25 Décembre 2012

Tunisie: Fethi Amdouni est l’ancien cadre des services Spéciaux grâce auquel le coup d’Etat islamiste du 8 novembre 1987 a échoué. C’est pour la première fois qu’il parle de cette tentative qui a failli plonger la Tunisie dans le chaos islamiste dès 1987 et du rôle qu’il a joué pour neutraliser les comploteurs. Pour perpétuer leur image d’éternelles victimes, les islamistes n’ont jamais voulu reconnaître leur tentative de prendre le pouvoir par la force et le terrorisme. Le 5 novembre 1987, c’est un jeune officier de la police qui a découvert le complot, épargnant ainsi à la Tunisie un bain de sang et obligeant Ben Ali de passer à l’action le 7 novembre 1987. Celui qui devait être un héros national a subi les pires avanies et dû se réfugier en France en raison d’une affaire dont on n’a jamais entendu parler auparavant : le trésor de guerre d’Abou Jihad à Sidi Bousaïd !


Karim Zmerli- Vous êtes un ancien cadre du ministère de l’Intérieur. En quelle année avez-vous rejoint ce ministère ? Quelles fonctions y avez-vous occupé ?

Fethi Amdouni- J’ai commencé ma carrière en 1986, dans les Services Spéciaux où j’ai passé 11 années. Ensuite, j’ai été nommé chef de poste de police à Mornag, de 1997 à 1999. Par la suite j’ai réintégré les Services Spéciaux jusqu’en 2001, année au cours de laquelle j’ai été nommé commissaire de police de Sidi Bousaïd.

K.Z-  En quelle année et pour quelle raison avez-vous quitté la Tunisie ?

F.A- J'ai quitte la Tunisie en octobre 2008 parce que je craignais d’être liquidé, car j’ai été témoin d’une affaire grave et sensible, lorsque j’étais commissaire à Sidi Bousaïd. C’était en 2003, et l’affaire concernait Abou Jihad.
 
K.Z-  Qui voulait vous liquider ? De quelle affaire s’agit-il, de l’implication de la Tunisie dans l’assassinat d’Abou Jihad ?
 
F.H- Non, pas du tout, la Tunisie n’a rien à voir avec cet assassinat. Ce qui a été dit, c’est de la propagande islamiste. Je sais de quoi je parle. Non, l’affaire dans laquelle j’ai été un témoin gênant concerne une autre maison secrète qu’Abou Jihad louait dans la même rue et où il avait caché dans une petite cave aménagée une énorme somme d’argent en dollars.
 
K.Z- Voulez-vous être plus précis ?    
 
F.H- Lorsque j’étais commissaire de police à Sidi Bousaïd, un collègue à moi m’a fait comprendre que certains avaient besoin d’un service. Je devais arrêter même arbitrairement le gardien d’une maison qui appartenait à un italien qui s’appelle Aldo Desini. L’arrêter juste une journée pour l’écarter de cette maison où une équipe devait intervenir. Cette maison, c’est Abou Jihad qui la louait et qui y cachait une importante somme d’argent. C’est le maçon qui a réalisé la mini cave à l’intérieur de cette maison qui a ébruité l’affaire. L’histoire est parvenue à Mahdi Ben Ali, le neveu de l’ancien président. Avec la complicité de collègues de la police, il voulait entrer dans cette maison et déterrer l’argent. Plutôt que d’accepter de les aider contre argent, j’ai informé ma hiérarchie à Tunis. C’est à partir de ce moment là que mes ennuis ont commencé.
 
K.Z- Cela voudrait-il dire que le ministère de l’Intérieur vous a lâché et s’est plié aux ordres de Mahdi Ben Ali ?
 
F.H- Non, ce n’est pas ça. Au contraire, j’ai été reçu par le grand patron, le général Mohamed el-Hédi Ben Hassine, qui m’a même félicité. Chekib Nouira, qui était le maire de Sidi Bousaïd à l’époque, m’a beaucoup aidé aussi. Ben Ali était très en colère et il avait donné des instructions pour qu’on informe immédiatement  l’OLP. Les ennuis que j’ai eus et les menaces de mort sont venus de Mahdi Ben Ali et de sa mafia. Je les ai privés d’un trésor. En juin 2003, Arafat a envoyé à Tunis deux émissaires pour assister à l’ouverture de la cave secrète. C’est ainsi que cette affaire s’est terminée.
 
K.Z-  Vous venez de déclarer dans un message vidéo que vous avez joué un rôle important dans l’avortement du coup d’Etat islamiste du 8 novembre 1987. Voulez-vous nous en dire davantage ?
 
F.H- En 1987, j’avais à peine une année de carrière au sein des Services Spéciaux. Mohamed Ali Ganzoui était le patron des Renseignements généraux et Ben Ali était ministre de l’Intérieur et Premier ministre. A cette époque, tous nos services travaillaient sur le dossier islamiste. C’est par hasard que j’ai eu une information qui s’est avérée très importante. J’ai obtenu cette information du propre frère de Zied Doulatli, qui était pharmacien à Boumhel. Zied Doulatli était un haut dirigeant du mouvement islamiste et il est aujourd’hui membre de l’Assemblée constituante. Il m’a dit de me rendre dans un quartier de Bougarnine, pas loin de Hammam Lif, en m’indiquant le nom de la rue. Il m’a dit « tu trouveras là-bas une surprise ». Le 5 novembre 1987, en début d’après midi, j’y suis allé avec deux collègues. Une Peugeot 305 avec à bord trois personnes nous a semblé suspecte. Deux personnes ont pu s’échapper et la troisième, assise derrière, s’est livrée à nous. Il s’agissait d’Ali Zarwi, le chef de l’aile armée du MTI, qui était recherché par toutes les polices. Il avait une fausse carte d’identité et une sacoche contenant 10300 dinars. Son interrogatoire a été riche en renseignement. De fil en aiguille, nous avons découvert qu’Ali Zarwi  faisait partie d’un groupe terroriste qui comptait passer à l’action le 8 novembre 1987 en vue de prendre le pouvoir. Nous avons découvert que l’Intérieur et l’armée étaient infiltrés et qu’avec Zarwi, il y avait notamment Abdelkrim Harouni, Hammadi Jebali (tous les deux en fuite) et Moncef Ben Salem.  C’est grâce à l’arrestation d’Ali Zarwi que nous avons évité à la Tunisie un bain de sang et un coup d’Etat islamiste qui aurait pu réussir. Comme récompense, j’ai eu droit à 300 dinars et à un stage de formation au Maroc. C’est à partir de cette opération que Mohamed Ali Ganzoui a eu un tournant dans sa carrière.
 
K.Z- En pratique, comment devait se dérouler ce coup d’Etat ?
 
F.H- Le 8 novembre 1987 était un jour férié, la fête de l’arbre. Ce groupe armé devait faire sauter une aile du ministère de l’Intérieur, le ministère de la Défense et l’hôtel L’International. Mais avant ce triple attentat, l’opération devait commencer par l’élimination de Bourguiba. Le président devait se rendre au campus universitaire à l’occasion de la fête de l’arbre. Avec la complicité d’étudiants islamistes, des bombes, qui n’étaient pas artisanales, devaient être placées au campus. Elles devaient exploser au passage du cortège présidentiel. Tout de suite après, c’était au tour du ministère de l’Intérieur, de la Défense et de l’hôtel L’International d’exploser. Des officiers et des sous-officiers de l’armée et de l’Intérieur, militants secrets du MTI, devaient entrer en action pour prendre le contrôle de la radio télévision tunisienne. Des manifestations islamistes étaient aussi prévues.
   
K.Z- Pourquoi selon vous les islamistes, ainsi que certains opposants, ont toujours nié cette tentative de coup d’Etat ? Dans son livre « Bourguiba tel que je l’ai connu », Amor Chedli a par exemple démenti la thèse du coup d’Etat et il a même affirmé que les attentats de Sousse et Monastir étaient un coup monté par Ben Ali. Qu’en pensez-vous ?

F.H- Les islamistes ont toujours construits leur image sur le mensonge selon lequel ils sont un mouvement pacifique, persécutés par le régime. C’est ce que disaient leurs chefs à travers les médias tunisiens et étrangers. Mais dans la clandestinité, ils ont toujours agi d’une autre façon, comme les frères musulmans en Egypte. Je n’ai pas lu le livre d’Amor Chedli, mais j’ai entendu ses déclarations après le 14 janvier 2011. Ce monsieur est un malhonnête qui ne sait pas de quoi il parle. Il n’avait aucune relation avec les dossiers de l’Intérieur. Il a raconté n’importe quoi, comme beaucoup d’autres après le 14 janvier. Il est allé jusqu’à faire de Bourguiba un sympathisant islamiste. C’est vraiment lamentable.

K.Z- Les médias à l’époque ont révélé que la police tunisienne a trouvé chez l’un des comploteurs une liste de dix personnalités que les islamistes devaient exécuter tout de suite. Quelles sont ces personnalités ?

F.H- De mémoire, il y avait Mohamed Sayah, Ben Ali, Mansour Skhiri, Hédi Mabrouk, le directeur du PSD (j’ai oublié son nom) et Bourguiba bien sûr. Mohamed Ali Ganzoui et Chadli Hammi étaient aussi sur la liste. Je me souviens que le propre chauffeur de Ganzoui était un islamiste. Il s’appelait Abdallah Griss et c’est lui qui a caché Hammadi Jebali.

K.Z- Malgré la gravité de cette affaire, Ben Ali a libéré les islamistes et ouvert le dialogue avec eux. A-t-il subi des pressions américaines dans ce sens ?

F.H- Je ne sais pas, je ne pouvais pas accéder à ce genre d’information. Je sais par contre que les Américains suivaient de très près la situation. Je sais aussi qu’un certain nombre d’islamistes étaient en relation avec l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique, l’ambassade d’Arabie Saoudite et l’ambassade d’Iran. Quant au changement de Ben Ali à l’égard des islamistes, c’est connu. J’étais personnellement à l’Intérieur lorsqu’il a reçu au ministère plusieurs financiers du MTI. En une année, les islamistes ont tous été libéré.

K.Z- On va maintenant quitter l’histoire et vous interroger sur le présent. Peut-on comparer le 8 novembre 1987 au 14 janvier 2011 ? On vous pose la question car vous avez déclaré dans une vidéo qu’il y a eu coup d’Etat le 14 janvier.

F.H- Non, il n’y a pas de comparaison. Dans le premier cas, il s’agit d’une tentative de coup d’Etat islamiste, et dans le deuxième cas d’un soulèvement social, que l’armée a d’abord réprimé, ensuite récupéré. Le 14 janvier 2011, je le comparerai plutôt au 12 janvier 1984. C’est exactement la même chose, sauf que l’armée a changé de camp. J’ai suivi les événements comme tout le monde à la télévision, particulièrement sur Al-Jazeera. Cette chaîne a joué un rôle très important, en invitant les islamistes et en appelant clairement à l’insurrection. L’imam Qaradaoui est devenu le Che Guevara de la révolution du jasmin.
         
K.Z- Vous avez déclaré qu’il y a eu un coup d’Etat le 14 janvier 2011 et vous avez accusé Rachid Ammar d’en être l’instigateur. Quelles sont vos preuves ?

F.H- Je n’ai pas de preuves matérielles mais une série de faits irrécusables. Je suis un homme du renseignement et des Services Spéciaux. Lorsque j’ai entendu les médias dire que le « Général Ammar a dit non à Ben Ali », j’ai tout de suite compris que quelque chose se préparait. Je le sais par mes collègues à l’Intérieur, Ben Ali n’a jamais donné des ordres pour tirer sur les manifestants. Adel Tiwiri est un martyr vivant, il est innocent. Les snipers n’étaient pas sous les ordres de Rafik Haj Kacem mais du général Ammar. Pourquoi d’ailleurs, ils ne veulent pas ouvrir le dossier des snipers ?
  
K.Z- La police tunisienne a arrêté en janvier 2011 des snipers étrangers qui auraient été engagé par les services qataris. Connaissez-vous ce dossier ?

F.H- Non, je n’ai pas d’éléments mais je trouve très bizarre cette histoire de chasseurs de sangliers en pleine rue de Marseille à Tunis. Pas besoin d’être flic pour le deviner.

K.Z- Entre décembre 2010 et janvier 2011, une vingtaine de policiers ont été tué par balle. Qui les a abattus selon vous ?

F.H- Oui, parmi ces victimes, un ami qui s’appelle Hathem Mouaffik. Il était commissaire général et il a été abattu dans son véhicule de service juste en face du palais de Carthage. Il a été en effet tué par des militaires. Son épouse a déposé plainte et son affaire n’a pas avancé d’un doigt.

K.Z- Pourquoi êtes-vous resté à l’étranger après le 14 janvier 2011 ?

F.H- Franchement, même si je ne croyais pas beaucoup à la révolution, j’étais personnellement heureux de la chute du régime. Je ne voulais pas rentrer en Tunisie avant de prendre des mesures de précaution. J’ai demandé ma réhabilitation parce qu’on a porté atteinte à ma réputation en 2003. J’ai rencontré à l’ambassade de Tunisie à Paris Elyès Gariani à qui j’ai raconté mon histoire. Il m’a promis de transmettre à Tunis, mais je n’ai jamais eu de réponse. Après les élections du 23 octobre et l’arrivée des islamistes au pouvoir, j’ai compris que pour moi, c’est fini. Pourtant, j’ai été contacté par un certain Hajjem (Ennahda), puis par Ali Larayedh en personne. J’ai compris que je devais m’excuser et faire acte d’allégeance. Ils m’ont pris pour un Soughir ! J’étais commissaire de police et j’en suis fier. J’ai sauvé mon pays d’un coup d’Etat et j’en suis très fier. Ce n’est pas à moi de m’excuser d’avoir fait mon devoir en veillant à la sécurité de mes compatriotes, mais aux islamistes de demander pardon au peuple. J’ai donc rejeté l’offre d’Ennahda et M. Lassaad Dorbiz en est témoin. On m’a alors collé un procès pour atteinte à la sureté de l’Etat.
      
K.Z- Après avoir cru à l’islamisme « modéré », Béji Caïd Essebsi vient de déclarer qu’il n’y a plus d’Etat et que les islamistes menacent le peuple tunisien. Partagez-vous cette position ?

F.H- Je la partage entièrement et j’ai été plutôt surpris que cela n’ait pas été dit auparavant. Tous les Tunisiens se sont trompés sur les islamistes, y compris vous les journalistes, les intellectuels et la classe politique. A part quelques-uns qui sont honnêtes et patriotes, la plupart sont de dangereux fondamentalistes. Qu’ils mettent un costume cravate et soignent leur barbe devant les caméras de télévision, cela ne changera rien à leur mentalité et à leur visées dictatoriales. J’ai refusé la collaboration avec eux en réintégrant mon ministère parce que la police à laquelle j’ai appartenu et qui m’a formé était une police républicaine et patriotique. Plutôt mourir que de travailler sous les ordres d’anciens terroristes.
  
K.Z- Comment voyez-vous l’avenir ?

F.H- L’avenir est entre les mains des Tunisiens. Puisque nous sommes devenu un peuple révolutionnaire, il va falloir se révolter dans le bon sens du terme et sans l’assistance du Qatar. Beaucoup ne connaissent pas la nature des islamistes. Nous, on les a pratiqué et on sait de quoi ils sont capables. Je parle en connaissance de chose. Ils ne craignent pas Dieu. Ils n’ont aucun projet de société. Ils sont obsédés par le pouvoir. Je suis vraiment triste de voir mon pays régresser de cette façon incroyable. Mais je n’ai pas perdu tout espoir. Les Tunisiens peuvent retrouver la sécurité, la paix, la croissance économique, à condition que les forces de l’opposition soient solidaires et oublient un peu la course au pouvoir.

Hammadi Jebali est aujourd'hui Premier ministre, Moncef Ben Salem est ministre de l'Enseignement Supérieur, Abdelkrim Harouni est ministre du Transport, Zied Doulatli est membre de l'Assemblée constituante et membre du Majlis Al-Choura d'Ennahda. Mohamed Ali Ganzoui est en prison, et Fethi Amdouni est exilé politique en France.
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Interview menée par Karim Zmerli