Un passé de Baathiste, un parcours de droit-de-l'hommiste et une tête d'américaniste !
Ancien membre du staff de Paul Bremer en Irak, l'ambassadeur américain continue de rêver à la « démocratisation » du monde arabe. Telle, du moins, que la conçoit l'administration Bush. « Je suis ambassadeur auprès du gouvernement tunisien, mais aussi auprès de l’ensemble des Tunisiens. » C’est la réponse faite, le 22 octobre, par Robert F. Godec, l’ambassadeur des États-Unis à Tunis, au quotidien progouvernemental La Presse qui l’interrogeait sur le forcing de l’administration Bush en faveur de réformes politiques dans le monde arabe. Et sur les réactions généralement négatives qu’il suscite, de nombreux gouvernements y voyant une « ingérence inacceptable » de nature à « porter préjudice aux relations » entre les deux parties.
Les autorités n’ont, à ce jour, pas réagi publiquement, mais la formulation même de la question du journal tunisien n’est pas innocente : sans doute traduit-elle leur embarras, mêlé d’irritation, devant les comportements souvent peu diplomatiques des représentants américains. Et la visite rendue par ce même Godec, le 28 septembre, à Nejib Chebbi et Maya Jribi, deux dirigeants du Parti démocratique progressiste (PDP), un mouvement d’opposition non représenté au Parlement, n’est sûrement pas de nature à détendre l’atmosphère.
À l’époque, Chebbi et Jribi poursuivaient une grève de la faim visant à faire à annuler la procédure judiciaire engagée contre le PDP, condamné à évacuer l’appartement qui lui sert de siège, à Tunis, après un différend avec le propriétaire des lieux (voir J.A. n° 2440). La visite de Godec, qui a duré quarante minutes, a été interprétée comme une marque de soutien et a certainement influé sur la décision des autorités d’intervenir auprès du propriétaire afin qu’il renonce à faire exécuter la décision d’expulsion et renouvelle le contrat de location.
L’affaire est désormais close, le PDP ayant retrouvé son local. Et Chebbi, qui, en 2006, s’était rendu à Washington à l’invitation de l’American Enterprise Institute, un think-tank néoconservateur, se retrouve pourvu d’un « parapluie » américain, qui ne compense pas la faiblesse de son implantation sur le terrain et lui vaut de vives critiques jusque dans les rangs des autres formations d’opposition. « Les réformes démocratiques, estime par exemple le Parti de l’unité populaire (PUP), seront obtenues par le dialogue et la concertation, à l’exclusion de toute ingérence étrangère. »
« Godec se comporte de plus en plus comme un proconsul », regrette pour sa part un ancien diplomate tunisien, qui rappelle qu’en 2003, au lendemain de l’invasion américaine de l’Irak, l’actuel ambassadeur à Tunis fut membre de l’administration provisoire mise en place par Paul Bremer (il était plus spécialement chargé des questions politiques et opérationnelles).
En 2004, le bureau régional du Middle East Partnership Initiative (Mepi) a été installé à Tunis (il couvre aussi le Maroc, l’Algérie, l’Égypte et le Liban) dans les locaux de l’ambassade, ce qui a dispensé les autorités tunisiennes de donner leur accord. Le problème est que cet organisme chargé de promouvoir le « Grand Moyen-Orient démocratique » rompt complètement avec les orientations traditionnelles de la coopération américaine – alors que celle-ci marchait pourtant fort bien, et depuis fort longtemps, comme en témoigne le succès de l’American-Mideast Educational and Training Services Inc. (Amideast).
À l’inverse, les programmes de financement en faveur de la démocratie mis en place par le Mepi sont ouvertement politisés : ils doivent être conformes aux intérêts stratégiques de l’administration Bush. « Je n’ai pas pris conscience tout de suite de cette politisation, raconte un universitaire. Je ne voyais que l’intérêt immédiat que je pouvais retirer des programmes du Mepi. Mais j’ai fini par comprendre : les Américains se foutent complètement que nous devenions ou non démocrates. Leur unique objectif est de nous embrigader, de nous faire cautionner leurs plans injustes pour l’Irak, la Palestine, le Liban ou l’Iran, de nous utiliser comme moyen de pression sur nos gouvernements sur des questions qui n’ont rien à voir avec les réformes. »
Logiquement, le Mepi cible d’abord les faiseurs d’opinion : journalistes, universitaires, juristes, chefs d’entreprise, membres d’ONG (surtout féminines), militants des droits de l’homme, opposants, etc. Le montant des subventions permanentes qu’il alloue à certains programmes-pilotes avoisine le million de dollars. Mais il existe des subventions ponctuelles d’un montant inférieur (entre 200 000 et 900 000 dollars) et même des minisubventions (entre 10 000 et 25 000 dollars). Selon ses promoteurs, plusieurs milliers de personnes originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont, depuis 2003-2004, participé à ces programmes.
Mais la transparence n’est pas la règle. Le site Web de l’organisme dissimule le plus souvent l’identité des bénéficiaires des subsides et, dans le cas contraire, ne précise pas les montants alloués. En fait, il ne fait plus mention des programmes de financement en cours. En mai 2006, Peter F. Mulrean, le directeur du bureau de Tunis, indiquait que, depuis sa création, 293 millions de dollars avaient été investis dans 350 projets régionaux.
Le Mepi privilégie évidemment les organisations a priori acquises à la cause des États-Unis, comme la Chambre de commerce tuniso-américaine (TACC), mais pas seulement. L’exemple le plus révélateur est celui de l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI), qui tient lieu d’école de journalisme au sein de l’université de la Manouba, près de Tunis. Cet établissement collaborant depuis longtemps avec la Bowling Green State University (Ohio), le Mepi a accordé à cette dernière 50 000 dollars pour financer le partenariat, avant de démarcher directement l’IPSI.
Il a été décidé de doter l’atelier presse écrite d’équipements permettant aux étudiants de fabriquer eux-mêmes leur journal interne. Le professeur Hamida el-Bour a été désignée par la direction de l’institut pour coordonner le projet. Des ordinateurs et un appareil photo numérique ont été achetés. Lorsqu’on s’est aperçu que le nom du journal, Perspective, rappelait fâcheusement une revue d’opposition publiée à Paris dans les années 1960, il a été remplacé par celui de Prospective. Huit numéros du journal ont été réalisés et un voyage aux États-Unis pour cinq étudiants et deux enseignants a été organisé.
Le Mepi ne s’est pas immiscé dans le contenu du journal, jusqu’à ce qu’un de ses membres découvre incidemment, lors d’une visite, un article hostile à la politique américaine. Sa réaction a été brutale : « On ne vous donne pas de l’argent pour critiquer Bush. Mais c’est ça, la liberté d’expression ! » a protesté el-Bour.
À partir de là, il est apparu que ce qui intéressait le Mepi, c’était de pénétrer le milieu des futurs journalistes, ceux qui feront la Tunisie de demain. À la fin de l’année universitaire 2005-2006, lorsqu’il a été question du renouvellement de la subvention du Mepi, l’Ipsi a décidé de mettre un terme à la coopération. « Cela a été un flop, commente el-Bour. Je suis partie d’un objectif terre à terre : équiper mon atelier. Je ne pensais pas du tout au cadre politique et aux objectifs américains. Aujourd’hui, si c’était à refaire, je ne le referais pas».
D’autres projets ont rencontré un succès plus probant. En 2006, le Mepi a, par exemple, conclu avec Raouf Cheikhrouhou, patron du Groupe Assabah-Le Temps, le plus influent et le plus ancien de la presse privée tunisienne, un accord de financement, dont le montant n’a pas été rendu public, en vue du lancement d’un hebdomadaire francophone, L’Expression, dont le premier numéro a paru le 19 octobre. L’accord entre le Mepi et Défis SARL, la société éditrice créée pour l’occasion, prévoit la coorganisation de quatre tables rondes sur des thèmes « d’intérêt commun », avec la participation de l’ambassadeur Godec ou de représentants du Mepi. Une initiative qui a fait l’objet de certaines critiques, preuve qu’une partie de l’opinion est de plus en plus remontée contre la politique de l’administration Bush.
« Ils sont fous ces Tunisiens. Nous leur offrons des dollars et certains trouvent le moyen de faire la fine bouche », commentait récemment, en substance, un journaliste américain de passage à Tunis. « Ils sont fous ces Américains. Pour une poignée de dollars, ils croient pouvoir se comporter en pays conquis », lui a-t-on répondu.
Abdelaziz Barrouhi, Jeune Afrique du 13 novembre 2007
Lien archive :
http://www.jeuneafrique.com/111514/archives-thematique/un-proconsul-nomm-robert-godec/
Les autorités n’ont, à ce jour, pas réagi publiquement, mais la formulation même de la question du journal tunisien n’est pas innocente : sans doute traduit-elle leur embarras, mêlé d’irritation, devant les comportements souvent peu diplomatiques des représentants américains. Et la visite rendue par ce même Godec, le 28 septembre, à Nejib Chebbi et Maya Jribi, deux dirigeants du Parti démocratique progressiste (PDP), un mouvement d’opposition non représenté au Parlement, n’est sûrement pas de nature à détendre l’atmosphère.
À l’époque, Chebbi et Jribi poursuivaient une grève de la faim visant à faire à annuler la procédure judiciaire engagée contre le PDP, condamné à évacuer l’appartement qui lui sert de siège, à Tunis, après un différend avec le propriétaire des lieux (voir J.A. n° 2440). La visite de Godec, qui a duré quarante minutes, a été interprétée comme une marque de soutien et a certainement influé sur la décision des autorités d’intervenir auprès du propriétaire afin qu’il renonce à faire exécuter la décision d’expulsion et renouvelle le contrat de location.
L’affaire est désormais close, le PDP ayant retrouvé son local. Et Chebbi, qui, en 2006, s’était rendu à Washington à l’invitation de l’American Enterprise Institute, un think-tank néoconservateur, se retrouve pourvu d’un « parapluie » américain, qui ne compense pas la faiblesse de son implantation sur le terrain et lui vaut de vives critiques jusque dans les rangs des autres formations d’opposition. « Les réformes démocratiques, estime par exemple le Parti de l’unité populaire (PUP), seront obtenues par le dialogue et la concertation, à l’exclusion de toute ingérence étrangère. »
« Godec se comporte de plus en plus comme un proconsul », regrette pour sa part un ancien diplomate tunisien, qui rappelle qu’en 2003, au lendemain de l’invasion américaine de l’Irak, l’actuel ambassadeur à Tunis fut membre de l’administration provisoire mise en place par Paul Bremer (il était plus spécialement chargé des questions politiques et opérationnelles).
En 2004, le bureau régional du Middle East Partnership Initiative (Mepi) a été installé à Tunis (il couvre aussi le Maroc, l’Algérie, l’Égypte et le Liban) dans les locaux de l’ambassade, ce qui a dispensé les autorités tunisiennes de donner leur accord. Le problème est que cet organisme chargé de promouvoir le « Grand Moyen-Orient démocratique » rompt complètement avec les orientations traditionnelles de la coopération américaine – alors que celle-ci marchait pourtant fort bien, et depuis fort longtemps, comme en témoigne le succès de l’American-Mideast Educational and Training Services Inc. (Amideast).
À l’inverse, les programmes de financement en faveur de la démocratie mis en place par le Mepi sont ouvertement politisés : ils doivent être conformes aux intérêts stratégiques de l’administration Bush. « Je n’ai pas pris conscience tout de suite de cette politisation, raconte un universitaire. Je ne voyais que l’intérêt immédiat que je pouvais retirer des programmes du Mepi. Mais j’ai fini par comprendre : les Américains se foutent complètement que nous devenions ou non démocrates. Leur unique objectif est de nous embrigader, de nous faire cautionner leurs plans injustes pour l’Irak, la Palestine, le Liban ou l’Iran, de nous utiliser comme moyen de pression sur nos gouvernements sur des questions qui n’ont rien à voir avec les réformes. »
Logiquement, le Mepi cible d’abord les faiseurs d’opinion : journalistes, universitaires, juristes, chefs d’entreprise, membres d’ONG (surtout féminines), militants des droits de l’homme, opposants, etc. Le montant des subventions permanentes qu’il alloue à certains programmes-pilotes avoisine le million de dollars. Mais il existe des subventions ponctuelles d’un montant inférieur (entre 200 000 et 900 000 dollars) et même des minisubventions (entre 10 000 et 25 000 dollars). Selon ses promoteurs, plusieurs milliers de personnes originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont, depuis 2003-2004, participé à ces programmes.
Mais la transparence n’est pas la règle. Le site Web de l’organisme dissimule le plus souvent l’identité des bénéficiaires des subsides et, dans le cas contraire, ne précise pas les montants alloués. En fait, il ne fait plus mention des programmes de financement en cours. En mai 2006, Peter F. Mulrean, le directeur du bureau de Tunis, indiquait que, depuis sa création, 293 millions de dollars avaient été investis dans 350 projets régionaux.
Le Mepi privilégie évidemment les organisations a priori acquises à la cause des États-Unis, comme la Chambre de commerce tuniso-américaine (TACC), mais pas seulement. L’exemple le plus révélateur est celui de l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI), qui tient lieu d’école de journalisme au sein de l’université de la Manouba, près de Tunis. Cet établissement collaborant depuis longtemps avec la Bowling Green State University (Ohio), le Mepi a accordé à cette dernière 50 000 dollars pour financer le partenariat, avant de démarcher directement l’IPSI.
Il a été décidé de doter l’atelier presse écrite d’équipements permettant aux étudiants de fabriquer eux-mêmes leur journal interne. Le professeur Hamida el-Bour a été désignée par la direction de l’institut pour coordonner le projet. Des ordinateurs et un appareil photo numérique ont été achetés. Lorsqu’on s’est aperçu que le nom du journal, Perspective, rappelait fâcheusement une revue d’opposition publiée à Paris dans les années 1960, il a été remplacé par celui de Prospective. Huit numéros du journal ont été réalisés et un voyage aux États-Unis pour cinq étudiants et deux enseignants a été organisé.
Le Mepi ne s’est pas immiscé dans le contenu du journal, jusqu’à ce qu’un de ses membres découvre incidemment, lors d’une visite, un article hostile à la politique américaine. Sa réaction a été brutale : « On ne vous donne pas de l’argent pour critiquer Bush. Mais c’est ça, la liberté d’expression ! » a protesté el-Bour.
À partir de là, il est apparu que ce qui intéressait le Mepi, c’était de pénétrer le milieu des futurs journalistes, ceux qui feront la Tunisie de demain. À la fin de l’année universitaire 2005-2006, lorsqu’il a été question du renouvellement de la subvention du Mepi, l’Ipsi a décidé de mettre un terme à la coopération. « Cela a été un flop, commente el-Bour. Je suis partie d’un objectif terre à terre : équiper mon atelier. Je ne pensais pas du tout au cadre politique et aux objectifs américains. Aujourd’hui, si c’était à refaire, je ne le referais pas».
D’autres projets ont rencontré un succès plus probant. En 2006, le Mepi a, par exemple, conclu avec Raouf Cheikhrouhou, patron du Groupe Assabah-Le Temps, le plus influent et le plus ancien de la presse privée tunisienne, un accord de financement, dont le montant n’a pas été rendu public, en vue du lancement d’un hebdomadaire francophone, L’Expression, dont le premier numéro a paru le 19 octobre. L’accord entre le Mepi et Défis SARL, la société éditrice créée pour l’occasion, prévoit la coorganisation de quatre tables rondes sur des thèmes « d’intérêt commun », avec la participation de l’ambassadeur Godec ou de représentants du Mepi. Une initiative qui a fait l’objet de certaines critiques, preuve qu’une partie de l’opinion est de plus en plus remontée contre la politique de l’administration Bush.
« Ils sont fous ces Tunisiens. Nous leur offrons des dollars et certains trouvent le moyen de faire la fine bouche », commentait récemment, en substance, un journaliste américain de passage à Tunis. « Ils sont fous ces Américains. Pour une poignée de dollars, ils croient pouvoir se comporter en pays conquis », lui a-t-on répondu.
Abdelaziz Barrouhi, Jeune Afrique du 13 novembre 2007
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