Enfin, le Béji Caïd Essebsi que les Tunisiens attendaient


2 Octobre 2013

Rached Ghannouchi l’a déjà trahi une fois en désignant à la présidence un être aussi insignifiant et versatile que Moncef Marzouki. Il le regrette aujourd’hui tant les dégâts sont énormes sur le prestige de l’Etat et sur l’image du pays aussi bien à l’étranger qu’aux yeux des Tunisiens. Le chef des Frères musulmans essaye alors de le piéger une seconde fois mais le vieux bourguibiste a retrouvé son instinct de renard. Il sait que l'administration américaine n'est plus dans l'euphorie de "l'islamisme modéré". Il sait surtout que l’opinion tunisienne n’est plus dans l’infantilisme pseudo-révolutionnaire et que le peuple n’attend plus de la classe politique qu’un chef charismatique qui leur assure la paix civile, la sécurité et le pain quotidien.


Ce qu’il faut retenir des propos de Béji Caïd Essebsi :

Marzouki n'a pas été élu par le peuple. Lui, il dit qu'il est le premier président élu et cela n'est pas vrai.

Il faut que toutes les structures issues des élections du 23 octobre 2012 partent, à commencer par l’ANC.

L'ANC a été élue pour un an pour faire ce qu'elle devait faire et qu'elle n'a pas fait. Elle est donc dans l'illégalité.

Il faut une solution globale : le départ du gouvernement, de l'ANC et du président provisoire.

Il n'est pas interdit d'être président. Je n'exclus rien. J'ai le droit de l'être.


Quatorze siècles me séparent de M. Ghannouchi. Mais Ennahda est un mouvement politique, il faut composer avec lui.

Atlasinfo - La Tunisie traverse une phase très difficile. Quelle évaluation faites-vous de la situation actuelle et quelle sortie de crise préconisez-vous ?

Beji Caïd Essebsi : 
Aujourd'hui, la Tunisie traverse une crise sans précédent. Une crise politique, sécuritaire, économique, sociale. La crise économique est la plus grave de toutes. Les agences de notation nous placent au dernier échelon. La Tunisie est devenue un pays à risque. Le gouvernement doit s'en aller au plus vite. Il n'a pas les capacités de sortir le pays de cette situation chaotique. Une sortie de crise exige des hommes, une volonté, du savoir-faire et des sacrifices. Selon les experts, la Tunisie est à la veille d'une cessation de paiement. C'est pour ces raisons que Nidaa Tounes a répondu favorablement à l'initiative de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). Cela ne signifie pas que nous n'avons pas notre schéma, notre façon de voir. Mais il n'y aucun parti politique capable, tout seul, de sortir la Tunisie de la crise. J'ai apprécié la démarche de l'UGTT qui est soutenue par l'ordre national des avocats de Tunisie, l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA) et la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH).
Cette sortie de crise nécessite aussi et surtout une politique économique. Il ne s'agit pas seulement de changer de gouvernement. Il nous faut un gouvernement crédible à l'intérieur mais aussi à l'extérieur. La Tunisie est un pays ouvert qui ne peut pas vivre sans la coopération avec l'Union européenne. Nous réalisons près de 80 % de nos échanges économiques avec l'UE.

L'assassinat des deux opposants, Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, a-t-il aggravé la crise ?
Avec l'assassinat du député d'opposition Mohamed Brahmi, le 25 juillet, on découvre que le gouvernement était au courant. Quinze jours avant cet assassinat, un service étranger a alerté le gouvernement que feu Brahmi risquait d'être assassiné mais il ne bouge pas et n'avise même pas l'intéressé. Je pense que ce gouvernement endosse une grande responsabilité dans cet assassinat et je dirais même qu'il est en est complice. Rien que pour cela, il doit démissionner. D'où l'urgence de le remplacer par un gouvernement de personnalités n'appartenant à aucun parti y compris le nôtre, afin d'assurer et de garantir la crédibilité et la transparence du futur processus électoral. Et ces personnalités doivent aussi s'engager à ne pas se présenter aux élections.

L'UGTT vient de proposer une nouvelle feuille de sortie de crise. En quoi elle est différente de la première ?
La nouvelle proposition est d'abord une proposition écrite. L'UGTT demande toujours la démission du gouvernement mais elle veut lui accorder un délai de trois semaines pour le faire. On peut en discuter. Ils ont un problème d'amour-propre et ne veulent pas être chassés du pouvoir comme ça. L'UGTT propose également que l'Assemblée nationale constituante (ANC) reprenne immédiatement son activité pendant un mois pour régler quatre points essentiels. L'ANC doit en un mois à compter de cette annonce approuver une loi et une commission électorale, fixer le calendrier des scrutins à venir et adopter la Constitution dont l'élaboration est en panne depuis des mois. Si ces dispositions sont réglées, l'ANC n'a donc plus rien à faire. L'Assemblée est une partie du problème pas de sa solution. Tout son comportement a été déficitaire. Nous avons élu une ANC pour un an avec un objectif qui est celui de rédiger une Constitution. Si nous voulons mettre un processus démocratique en place, il faut rester logique. Quand on est élu pour un an, on ne reste pas deux ans. Maintenant, on nous dit de lui laisser la possibilité de rester pour approuver le nouveau gouvernement. Si celui-ci ne fonctionne pas bien, elle a la possibilité de le destituer. Alors à quoi cela servirait d'avoir un nouveau gouvernement indépendant s'il va être dirigé par des gens d'Ennahdha qui ont la majorité au sein de cette Assemblée ? Personnellement, cela me choque. C'est une défaillance et pas des moindres. L'ANC se trouve en dehors de toute légalité. Il faut que toutes les structures issues des élections du 23 octobre 2012 partent.

Y compris le président Moncef Marzouki ?
Nous n'avons pas réclamé son départ. Mais dans la logique des choses, toutes les structures du 23 octobre 2012 doivent partir. Marzouki n'a pas été élu par le peuple. Lui, il dit qu'il est le premier président élu. Ce n'est pas vrai. Je ne veux pas parler de lui parce que j'ai suffisamment le sens de l'État. Je peux respecter la fonction même si je ne respecte pas l'homme. Alors si le principal, l'Assemblée, part, l'accessoire, à savoir le gouvernement et Marzouki, doit aussi partir.

Et si M. Marzouki refuse de partir, sera-t-il destitué et dans quel cadre Constitutionnel ?
La question est : est-ce que nous sommes dans un cadre constitutionnel ou sommes-nous toujours dans une période postrévolutionnaire ? M. Moncef Marzouki a été élu président de la République par l'Assemblée Nationale Constituante. Tout cela est mort parce que l'ANC a été élue pour un an pour faire ce qu'elle devait faire et qu'elle n'a pas fait. Elle est dans l'illégalité même si nous avons accepté que l'ANC continue de travailler. En fait, nous avons compensé l'absence de légitimité électorale par une légitimité consensuelle.

Pour Nidaa Tounes, Marzouki doit-il partir ?
Si jamais Marzouki part, je n'irai pleurer sur la tombe de personne. Et s'il continue, on verra si la crise va être solutionnée. Ce que je ne crois pas. À mon avis, il faut une solution globale : le départ du gouvernement, de l'ANC et du président. C'est la meilleure des solutions.

Quel rôle souhaitez-vous jouer ?
Je veux être utile à mon pays. J'ai créé un parti, Nidaa Tounes. Mais J'ai gardé mon franc-parler. Même avec feu Bourguiba qui m'a tout appris. Je suis un homme indépendant d'esprit mais suffisamment conscient des responsabilités pour essayer de composer.

On dit que vous êtes le prochain président ?
Il n'est pas interdit d'être président. Je n'exclus rien. J'ai le droit de l'être.

Le 15 août dernier, vous avez rencontré le chef du parti Ennahda, Rached Ghannouchi, à Paris.
Non, c'est lui qui est venu me voir…

Le rapprochement entre Nidaa Tounes et Ennahda a suscité moult interrogations ?
C'est moi qui suis à l'origine de l'initiative. La Tunisie est en grande crise. Qui est responsable de cette crise ? C'est quand même le premier parti au pouvoir, Ennahda ! Je suis un homme responsable. J'ai vu pendant longtemps la crise s'aggraver et je n'ai pas vu de réaction de la part des partis au gouvernement. Alors j'ai apostrophé, publiquement et directement, M. Ghannouchi. Il ne m'a pas répondu. Je devais partir en France le 13 août pour des engagements personnels. Le jour de mon départ, M. Ghannouchi me fait savoir qu'il souhaitait me voir. J'ai dit non. Il m'a relancé en proposant de venir me voir en France. Je lui ai fixé rendez-vous le 15 août et il est venu. Nous avons dialogué pendant 3 heures. Nous nous sommes tout dit. Nous avons déballé toutes les serviettes et les torchons. Je l'ai trouvé plus compréhensif. Contrairement à son parti.

Quelles sont les raisons de cette main tendue à Ghannouchi ?
Il est le chef du parti le plus important. Il faut bien dialoguer avec lui. On ne va pas discuter avec ses propres amis. Moi, j'ai pris cette responsabilité. Ghannouchi est le leader du principal parti tunisien. Je lui ai dit clairement que je n'aimais pas Ennahda. Quatorze siècles me séparent de M. Ghannouchi. Mais Ennahda est un mouvement politique, il faut composer avec lui. Il fait partie du paysage politique tunisien et il va le demeurer quelle que soit l'issue des prochaines élections.

Courant septembre, vous et M. Ghannouchi avez rencontré, séparément, le président algérien Bouteflika. Qu'en est-il de cette médiation algérienne ?
Il n'y a pas de médiation algérienne. Nous avons des relations privilégiées avec l'Algérie. En tout cas, je parle de ma personne. Je connais bien le président Bouteflika qui est un ami. Les Algériens sont préoccupés par la situation sécuritaire parce que l'Algérie a des frontières communes avec la Tunisie. Rappelez-vous lors de l'attaque du complexe gazier d'In Amenas, il y avait 13 Tunisiens parmi les assaillants. Les Algériens ont l'impression qu'on ne maîtrise pas bien la situation. On a laissé nos frontières avec la Libye à l'abandon. Maintenant, nous avons des armes de toutes sortes. La situation sécuritaire est préoccupante pour les Tunisiens mais aussi pour nos voisins.

Donc pas de médiation algérienne ?
Non

Si le blocage persiste, craignez-vous un scénario à l'égyptienne ?
Il n'y aura pas de scénario à l'égyptienne. Les contextes sont différents. Mais si en Tunisie, on persiste dans le blocage, si on ne bouge pas dans le bon sens, on n'est pas à l'abri d'une situation où il y aura de la violence. Je ne pense pas à une implication de l'armée. Je la connais très bien en tant qu'ancien ministre de la Défense.

Interviewé par Hasna Daoudi, pour Atlasinfo, septembre 2013.