En 1956, Salah Ben Youssef avait tenté un coup similaire à celui de Ben Guerdane


18 Mars 2016

C’est Béchir Ben Yahmed qui l’affirme, document à l’appui. Dans son dernier éditorial de Jeune Afrique, le vieux sage, revenu des ses premiers mois d’euphorie pour le « printemps arabe » et pour l’islamisme « modéré », à l’instar de l’égyptien Mohamed Hassanine Heykel, dresse un portrait peu flatteur du mythique Salah Ben Youssef, dont se réclament les islamistes et leur ex larbin Moncef Marzouki. BBY démontre qu’avec son « Armée de libération de la Tunisie », Salah Ben Youssef, « égocentrique et trop ambitieux », a voulu conquérir militairement le Sud tunisien avant d‘envahir Tunis et renverser Bourguiba. Les populations du Sud ne sont pas tombées dans le piège, et pour cause !


Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Afrique et ancien ministre de Bourguiba.
Le 7 mars 2016 fera probablement date dans l'histoire de la Tunisie et comptera dans celle de la région. L’événement prévisible et qui devait arriver d’une semaine à l’autre est survenu à l’aube de ce jour-là ; il a été sanglant et a eu pour théâtre la petite ville de Ben Guerdane (60 000 habitants), située dans le sud du pays, à quelques kilomètres de sa frontière avec la Libye.

Dans les pages du n°2879, Jeune Afrique décrit dans le détail et commente cet acte de guerre, en dévoile la signification et les aspects opérationnels peu connus. La tentative jihadiste de s’implanter à Ben Guerdane intéressera, au-delà des Tunisiens, les autres lecteurs africains de Jeune Afrique, qu’ils soient au nord ou au sud du Sahara.

Reste à la situer dans le temps et dans l’espace. Je me propose de le faire ci-dessous : vous verrez que l’événement n’est pas sans précédent historique et que ses implications sont énormes.

Pays africain de 11 millions d’habitants, la Tunisie a ouvert en mars 1956, avec le Maroc, le bal des indépendances de l’après-guerre. Elle fêtera donc, dans quelques jours, le 20 mars, les soixante ans de vie indépendante et mouvementée qu’elle vient de traverser.

En 2015, elle a été la cible de trois attentats terroristes perpétrés par des jihadistes tunisiens, qui ont fait une centaine de tués ; deux de ces attentats visaient le tourisme du pays, qu’ils sont parvenus à réduire à la portion congrue. Plusieurs autres ont été déjoués, et une tentative d’instaurer un maquis au djebel Chaambi a fait long feu.

Le commando de cent hommes – Tunisiens du Sud lourdement armés et fortement motivés – qui s’est infiltré de Libye par vagues successives est, lui, une petite armée. Il a séjourné à Ben Guerdane – clandestinement et sans être dénoncé ! – avant de tenter, à un signal donné, de l’occuper, de rallier à lui la population contre le gouvernement central et de proclamer un émirat sécessionniste.
Il s’agissait, ni plus ni moins, d’instaurer à Ben Guerdane une filiale de l’État islamique qui aurait été le pendant de celle en cours d’installation depuis plusieurs mois dans la ville libyenne de Syrte et ses alentours.

L’objectif était de soulever ensuite, de proche en proche, le Sud tunisien dans son ensemble contre le Nord, de conquérir sa capitale, Gabès. Et de là, pourquoi pas, remonter jusqu’à Tunis pour y renverser « le gouvernement impie » et transformer la Tunisie en État islamique sur le modèle de celui qui, en Syrie, a pour « capitale » Raqqa et règne en Irak sur Mossoul.

Cela peut nous sembler chimérique, voire insensé, comme le sont ses auteurs, jeunes et peu instruits, dont le projet a échoué en quelques heures et qui pour la plupart d’entre eux ont été tués ou capturés. Comme a échoué – mais de justesse et parce que l’armée française a été appelée à la rescousse en janvier 2013 pour l’empêcher – un projet similaire des jihadistes maliens.
 
Ils ont occupé Tombouctou, Gao et Kidal, proclamé l’indépendance de l’Azawad et tenté de soulever le nord du Mali contre le sud, où siège, à Bamako, capitale du pays, le gouvernement de la République. Ils ont profité de la porosité des frontières algérienne et libyenne, de l’extrême facilité avec laquelle on peut puiser des armes dans l’imposant arsenal laissé à sa chute par le régime Kadhafi.

Le nord du Mali et le sud de la Tunisie se ressemblent d’ailleurs à plus d’un titre. Tous deux sont vastes et sous-peuplés : moins de 10 % de la population de chacun des deux pays y vit. Elle est pauvre et s’estime mal aimée, voire méprisée par le reste du pays, en tout cas par le gouvernement central, et négligée par ce dernier.

S’agissant de la Tunisie, ce désamour s’est manifesté avec éclat lors de l’élection présidentielle du 21 décembre 2014 : le Sud dans son ensemble a voté contre l’actuel président de la République, Beji Caïd Essebsi, élu par le Nord (et ses femmes), tandis que le Sud et les islamistes plébiscitaient son adversaire Moncef Marzouki.

Ce dernier n’a pas été élu, et je doute que les populations du Sud tunisien se sentent bien représentées par M. Essebsi et son gouvernement. De là à acclamer les jihadistes, il y a un pas qui, fort heureusement, n’a pas été franchi et, à mon avis, ne le sera pas.

La très grande majorité des 11 millions de Tunisiens sont nés après l’indépendance ou étaient trop jeunes en 1956 pour se souvenir de ce moment historique ou, a fortiori, de la période coloniale. Ces hommes et ces femmes de moins de 70 ans ne savent donc pas, ou à peine, que leur pays avait déjà été agressé, à partir de la Libye, par des jihadistes tunisiens, ancêtres du commando du 7 mars. Il me paraît opportun de leur rappeler qu’il y a un précédent historique de taille à ce qu’ils vivent ou observent aujourd’hui. Il s’est produit en 1956, dans les tout premiers mois de l’indépendance, a connu des hauts et des bas, s’est effiloché peu à peu et a fini dans l’échec.

Je fais partie des quelques milliers de Tunisiens encore en vie qui ont eu la possibilité et l’honneur de participer aux dernières phases de la lutte pour l’indépendance qui a abouti à une incontestable victoire contre la colonisation, remportée par le Néo-Destour et son chef, Habib Bourguiba, érigé en « combattant suprême ».

Et nous sommes quelques-uns, encore en vie, dont Ahmed Mestiri et Mohammed Masmoudi, à avoir participé aux négociations qui ont conduit à l’autonomie interne en 1955, puis, dans la foulée, à l’indépendance en 1956. Devenu président du Conseil sous la monarchie, puis président de la République lorsque celle-ci a été créée en 1957, Bourguiba a fait de nous ses ministres.

J’ai pour dernière caractéristique d’être moi-même originaire de ce sud de la Tunisie qui, déjà en 1956, se sentait négligé, partiellement exclu de la modernisation du pays. La sensibilité des Sudistes tunisiens et leur psychologie me sont donc familières.

Et c’est un Sudiste, né à Djerba comme moi (et dans le même patelin), qui allait brandir l’étendard de la révolte et tenter, à partir de la Libye, de conquérir le sud de la Tunisie à la tête d’une « armée de libération de la Tunisie » qu’il avait constituée (avec l’argent des services spéciaux égyptiens dirigés alors, pour l’Afrique du Nord, par Fathi al-Dib, qui se prenait pour le proconsul du Maghreb arabe).
Si le sud de la Tunisie avait obtempéré à ses injonctions, il l’aurait utilisé pour déstabiliser le régime central de l’époque, qui, dans ses premiers mois, n’avait encore ni armée ni garde nationale.

Le Sudiste en question s’appelait Salah Ben Youssef. Il avait été le numéro deux du Néo-Destour, son secrétaire général et son premier négociateur avec la France. Mais, égocentrique et trop ambitieux, il voulait accaparer tout le pouvoir et en écarter Bourguiba par tous les moyens. L’autonomie interne était selon lui « un pas en arrière », et l’indépendance n’était, avec Bourguiba, qu’un « trompe-l’œil ». Elle ne serait vraie qu’avec lui.

Le document que je reproduis ci-dessus, daté du 9 avril 1956, est authentique, et j’en détiens, depuis soixante ans, un autre, de la même eau, émis de Tripoli en mai 1956, sous le même en-tête et portant la même signature : Salah Ben Youssef, commandant en chef de l’Armée de libération de la Tunisie. Le « généralissime » y répartit les commandements, révoque ou récompense. Et se voit porté par ses troupes jusqu’à Tunis, où le pouvoir lui échoirait naturellement.

Mais le Sud tunisien ne s’est pas soulevé, Ben Youssef et ses soutiens égyptiens, qui brandissaient alors non pas l’étendard de l’islam mais celui de l’arabisme, en ont été pour leurs frais. N’ayant pas réussi à renverser le gouvernement de l’indépendance, Salah Ben Youssef tentera de faire assassiner Bourguiba et finira lui-même assassiné dans une chambre d’hôtel de Francfort par ceux-là mêmes qu’il avait commissionnés pour éliminer Bourguiba. Ce dernier et son ministre de l’Intérieur, le regretté Taïeb Mehiri, les avaient retournés contre lui(1).

Fondé sur l’arabisme, porté par la popularité de Gamal Abdel Nasser, le discours de Salah Ben Youssef a eu, à l’époque, une certaine résonance. Mais l’homme n’a pas été suivi et a mal fini, car la Tunisie des années 1950 et 1960 avait en Bourguiba un président dans la force de l’âge, très bon stratège, voué à la modernisation du pays.

Et dans ses premières années, l’autocratisme de Bourguiba et ses tendances dictatoriales étaient encore supportables. Madrés et politiques ou bien radicaux et violents, les islamistes d’aujourd’hui trouvent, à leur tour, un large écho en se réclamant de l’islam originel. Ils seront plus sûrement rejetés en Tunisie, au Mali et ailleurs s’ils trouvent, en face d’eux, des dirigeants intègres, soucieux d’unité nationale et de bonne gouvernance.

Quant à l’équipée jihadiste du 7 mars à Ben Guerdane, elle a montré :

• aux islamistes qu’il ne suffit pas d’accepter de mourir pour gagner les cœurs et les batailles qu’on livre,
• aux Tunisiens, aux Africains et au reste du monde que ne succombent devant les jihadistes que des sociétés tellement malades qu’elles trouvent en eux la seule voie vers la guérison.

(1)- La mémoire de Salah Ben Youssef ne s’est pas éteinte avec lui. Un autre Sudiste, Moncef Marzouki, qui a accédé à la présidence de la Tunisie à titre transitoire pendant la période où les islamistes d’Ennahdha dirigeaient le pays, a cru bon de mettre sa photo sur son bureau présidentiel. Nul n’a compris ce qu’il essayait de montrer par ce geste aussi déplacé que si un président français avait, par antigaullisme, mis celle du maréchal Pétain sur le sien.

Béchir Ben Yahmed, Jeune Afrique du 17 mars 2016.