Elections présidentielles : quand la peur bat la campagne électorale, par Soufiane Ben Farhat


19 Novembre 2014

Les Tunisiens ont toujours adoré les histoires de fantômes et de revenants. C’est une question anthropologique dans un pays où les préjugés des morts n’en finissent guère de hanter les vivants. La campagne électorale en cours pour l’élection présidentielle a réveillé, elle aussi, d’anciens démons. Et les démons, comme les humains, sont tantôt jeunes, tantôt vieux.


Soufiane Ben Farhat, journaliste et écrivain tunisien.
Les premiers démons brandis à tour de bras par bien des protagonistes sont ceux de l’ancien régime. On assène régulièrement que tel candidat, telle mouvance représentent la vieille garde chassée par la révolution. La peur de l’ancien parti au pouvoir — le RCD — dépasse l’épouvantail agité à tout bout de champ pour meubler, auprès de certains, le champ de l’argumentaire.

Ceux qui y recourent sont ambivalents. Ils étaient même, hier encore, aux antipodes l’un de l’autre sur l’échiquier politique. Il s’agit ou bien des membres de la Troïka sortante dont deux partis au moins ont été battus à plate couture aux législatives du 26 octobre dernier — le CPR et Ettakatol — ou bien d’anciens opposants à la Troïka, en déroute eux aussi. Tel est le cas du parti Al-Joumhouri de Néjib Chebbi.

Et l’actualité corrobore certaines assertions. Pas moins de cinq hauts dignitaires de l’ancien régime postulent à la magistrature suprême. Mais il se trouve qu’ils le font en toute légalité. Par ailleurs, deux des figures décriées par les nouveaux va-t-en-peur ont exercé le pouvoir après la révolution, en l’occurrence Kamel Morjane et Béji Caïd Essebsi. Ce dernier a même été Premier ministre et a présidé aux élections de l’Assemblée constituante du 23 octobre 2011. Il fut même désigné par la Troïka et particulièrement son chef de file, le parti Ennahdha, en tant que futur président de la République, avant qu’ils ne se ravisent in extremis.

Une autre grimace de la peur hante la place politique et le commun des citoyens. Il s’agit des ligues dites de protection de la révolution (LPR) et des formations paramilitaires soutenues par l’ancienne Troïka. Particulièrement proches du mouvement Ennahdha au départ, ces ligues aux discours et méthodes ouvertement fascistes et violentes ont été inféodées en bonne et due forme au CPR du président Moncef Marzouki. L’une des conditions sine qua non du Dialogue national portait sur leur dissolution. Il n’en fut rien en fin de compte.

Le président sortant a débuté sa campagne électorale en appelant en renforts lesdites ligues de protection de la révolution. Elles ont investi l’avenue Habib-Bourguiba à Tunis avec un étalage effrayant de discours musclés et haineux. Elles se sont, depuis, manifestées bruyamment ailleurs, munies de gourdins et d’armes blanches, brandissant des drapeaux salafistes et menaçant d’en découdre avec les démocrates, qualifiés de «laïcs», «apostats» et «médias de la honte».

A ce niveau, la peur est bien réelle. Elle l’est d’autant plus que le candidat-président sortant, Moncef Marzouki, a évoqué lui aussi, dans ses discours de campagne, les «taghout» (mécréants dignes d’être tués dans la terminologie salafiste). Il a même animé un meeting avec l’un des chefs de file du fondamentalisme wahhabite qui n’a de cesse de jeter l’anathème sur les démocrates et les modernistes. A ses yeux, il s’agit tout bonnement d’apostats.

En battant la campagne électorale, on décèle les angoisses, les crispations, les frilosités et les peurs. Certaines d’entre elles sont exagérées, voire savamment suscitées et administrées. D’autres sont bien réelles, sinon minimisées. Et dans tous les cas de figure, cela atteste de l’indigence de la classe politique en mal de programmes et de persuasion. A défaut de susciter l’adhésion, on s’ingénie à faire peur. Au point de vampiriser la politique, ou ce qu’il en reste sous nos cieux par la misère de ces jours.

Soufiane Ben Farhat, La Presse du 19 novembre 2014