De Paris, Kamel Morjane plaide pour un « plan de sauvetage » de la Tunisie


19 Décembre 2014

Lors d’une rencontre organisée au Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale française, le président d’Al-Moubadara a appelé tous les pays amis à soutenir au plan financier et surtout sécuritaire la Tunisie. Pour l’ancien ministre de la Défense, la situation est très grave et le retour à la normalité prendra au minimum dix ans.


Kamel Morjane au centre. A sa droite, Badra Gaâloul. A sa droite en seconde position, Mohamed Aziza.
A l’initiative de l’APEMA, association de presse européenne pour le monde arabe, et de l’IPSE, l’Institut Prospective et Sécurité en Europe, a eu lieu mercredi 17 décembre une rencontre-débat sur le thème de, « Les défis qui attendent le nouveau président tunisien », animée par Harold Hyman, un universitaire spécialisé en géopolitique et consultant chez BFM-TV.

Cette rencontre-débat a réuni une trentaine d’invités, tunisiens, français et arabes pour aborder les thématiques suivantes : De quels pouvoirs constitutionnels disposera le nouveau président en matière de sécurité intérieure et extérieure ? Quel est l’état rél de la menace terroriste à l’intérieur de la Tunisie ? Quelles interactions entre groupes terroristes au Maghreb, au Levant et en Europe ? Quelles réponses structurelles et conjoncturelles pour faire face à la crise économique ? Quels modèles institutionnels pour faire face à la tentation extrémiste et lutter contre les replis identitaires et drives communautaristes ?

Après une brève introduction d’Harold Hyman, c’est Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE, qui a fait une brillante communication sur la situation générale de la Tunisie « quatre ans après la révolution », dans une démarche comparatiste avec les autres pays du « printemps arabe ». Selon lui, le coût de ce  « printemps arabe » s’élève à 600 milliards de dollars, et compte tenu de l’état économique de la Tunisie, il va falloir beaucoup d’argent et de solidarité européenne pour relancer l’économie tunisienne.

Le deuxième à intervenir a été Gérard Sebag, journaliste et ancien directeur de l’information internationale de France Télévision. « J’ai passé une semaine en Tunisie et j’ai constaté que la situation était plutôt bonne, puisque les cafés et les restaurants étaient ouverts et pleins de monde » a-t-il estimé. Excessivement optimiste, il a ajouté qu’après l’adoption d’une nouvelle constitution et l’organisation d’élections démocratiques, la Tunisie s’en tire pas mal comparée à « la dictature antérieure » et aux autres pays du « printemps arabe ».

Madame Badra Gaaloul, sociologue de formation et présidente du Centre international des études stratégiques, sécuritaires et militaire (Tunis), a d’abord fait remarquer qu’elle ne partageait pas l’optimisme de M.Sebag. Pour elle, « vivant en Tunisie, la situation sécuritaire est bien plus grave que ce qu’on pense ». Même s’il n’est pas spectaculaire, « le terrorisme prend des proportions d’autant plus inquiétantes que nos frontières avec la Libye sont loin d’être sécurisées », a-t-elle indiqué une déclinant une batterie de mesure urgentes à prendre.

Apparemment affecté par le score qu’il a obtenu aux dernières élections  -son parti ayant été torpillé par la candidature intempestive de Mondher Zenaïdi- l’ancien ministre de la Défense puis des Affaires étrangères, Kamel Morjane, a également marqué son désaccord avec l’optimisme de Gérard Sebag. Il a ensuite indiqué que « le régime de Bourguiba, comme celui de Ben Ali, qui ont accompli des réalisations incontestables, comme ils ont commis des erreurs, doivent désormais être évalués et jugés de façon objective et rationnelle ». La démocratie, a-t-il ironisé, « est d’abord un état d’esprit ; ce n’est pas en prenant un comprimé ou en buvant une potion magique qu’on devient démocrate » !

Axant son intervention surtout sur la question sécuritaire, et marquant une seconde fois son « désaccord cordial » avec Gérard Sebag, il a estimé que « le retour à la normalité prendra beaucoup, plus que deux ans, que si la police est bien formée pour affronter le terrorisme, ce n’est guère le cas de l’armée qui aura besoin de soutien, de formation et d’équipement ». C’est pour cette raison qu’il a lancé un appel « à tous les pays amis pour une meilleure coopération en matière de lutte antiterroriste ». En analysant les paradoxes de l’article 77 de la constitution, il a précisé « qu’indépendamment de l’évaluation de la situation qu’on peut faire et du président qui sera prochainement élu, la Tunisie aura un besoin impératif de solidarité et d’aide. Pour que l’on puisse nous en sortir, il nous faudrait un plan de sauvetage, un plan de salut ».

Monsieur Abderrazzek Hammami, docteur en littérature arabe, syndicaliste et fondateur du « Parti du travail patriotique démocratique », a mis l’accent sur la situation économique, sociale et sécuritaire du pays. Pour lui, il faut adopter « une stratégie globale, politique, économique, sociale et sécuritaire, pour vaincre le terrorisme » dont « les acteurs sont également des algériens et des libyens ». Le terrorisme a plusieurs causes "dont il ne faut négliger aucune" et auxquelles il faut "remédier au plus vite", a t-il conclu.

Monsieur Mezri Haddad, philosophe et ancien Ambassadeur de Tunisie auprès de l’UNESCO, a d’abord fait une révélation au sujet de « son cher ami » Kamel Morjane. Il s’agit de sa rencontre avec son homologue américain, le 16 janvier 2011, lors de laquelle l’ancien Ambassadeur tunisien avait dit à l’Ambassadeur américain, « Pourquoi la Tunisie et pourquoi voulez-vous mettre les islamistes au pouvoir ? » Ce à quoi le diplomate américain aurait répondu, « Vous avez tout compris cher ami ». « Cela fait trente ans que j’ai compris » aurait répliqué M.Haddad, qui a par la suite rencontré, le 18 janvier 2011, à l’Elysée le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, M.Henri Guaino, "ignorant que la machine destructrice du printemps arabe allait bientôt écraser la Libye". 

C’était sa manière de « désenclaver les événements de janvier 2011 du mythe révolutionnaire » pour les « replacer dans le cadre géopolitique de la vision américaine ». Pour lui, « le printemps arabe a été une grande escroquerie intellectuelle, médiatique et politique dont les pays arabes, y compris la Tunisie, n’ont pas fini d’en payer très lourdement le prix». Il, a terminé son intervention en rappelant que la Tunisie, « de pays exportateur de compétences et d’intelligences, est devenue le premier pays exportateur de terrorisme et d’islamo-fascisme, y compris dans la Syrie martyre et martyrisée ».

L’intellectuel tunisien résidant à Rome, M.Mohamed Aziza, a concentré son intervention sur l’analyse rigoureuse de la nouvelle constitution, « qui est un acquis, mais pas exempte de contradictions porteuses de difficultés dans l’avenir ». Selon lui, il faudrait beaucoup de volonté et de sagesse politique pour parvenir à un régime démocratique stable et productif.

Monsieur Wissem Souissi, journaliste tunisien et opposant de longue date au régime de Ben Ali, a complété et enrichi l’intervention de M. Mohamed Aziza. Il a relevé d’autres imperfections de la constitution en précisant que les grands défis restent à venir.

Aucun représentant du CPR ou proche de Moncef Marzouki n’a été invité. Est-ce un oubli involontaire ou une décision préméditée ? L’un des organisateurs de cette rencontre n’a pas voulu répondre à notre question. Toujours est-il que dans leurs communications, la majorité des intervenants ont implicitement ou explicitement soutenu la candidature de Béji Caïd Essebsi.

Lilia Ben Rejeb