Bilan de Laurent Fabius au Quai d’Orsay, par Barah Mikail


18 Février 2016

Excellente synthèse du professeur espagnol Barah Mikail sur le bilan de Laurent Fabius après son passage au Quai d’Orsay (2012-2016). Cet article a été publié au Middle East Eye, le 17 février 2016. Le titre est de notre rédaction.


A l'écoute de Washington, il n'entendait pas les conseils des vrais connaisseurs du monde arabe, notamment les arabisants du Quai d'Orsay.
Le remaniement gouvernemental décidé par le président français François Hollande à un peu plus d’un an des prochaines échéances présidentielles ne peut qu’être pensé à travers l’impératif qui s’impose à un président en peine de popularité : fourbir à l’avance ses armes de campagne. Pour preuves, l’entrée des Verts au gouvernement quand il est utile pour le président de rebondir sur les résultats de la conférence de l’ONU sur le climat (COP21) ; l’éviction de membres du gouvernement jugés « peu bankables » (Fleur Pellerin, Marylise Lebranchu) ; et, en contrepartie, le maintien de valeurs sûres gouvernementales (Ségolène Royal, Jean-Yves Le Drian…).

Ce pari sur les figures les plus convaincantes du gouvernement pose la question du départ du ministre des Affaires étrangères et du Développement international, Laurent Fabius, en poste depuis mai 2012. Ce dernier se voit remplacé par une figure sérieuse, l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Néanmoins, tout germanophile qu’il soit, rien ou presque dans la carrière du premier des Premiers ministres de l’ère Hollande ne semblait réellement le prédisposer à cette fonction. Mis à part son passage à la tête du gouvernement de 2012 à 2014, l’ancien Premier ministre n’a pratiquement exercé que des fonctions locales.

Les quinze mois qui nous séparent des élections présidentielles de 2017 ne semblent pas pouvoir suffire à créer un « phénomène Ayrault » qui serait récupérable par François Hollande. Est-ce là l’une de ses intentions, consacrer sa figure d’exclusif méritant à une seconde présidence ? On ne saurait totalement l’exclure. Dans le même temps, permettre à un germanophile de composer cordialement avec l’Allemagne à un moment où la France a besoin de maintenir des positions fortes au sein de l’Union européenne fait très probablement partie des objectifs du président français.

En tout état de cause, le départ – a priori acquis – de Laurent Fabius pour la présidence du Conseil constitutionnel, fonction forte de prestige en soi, est aussi l’occasion de nous remémorer son bilan.

Ni Douste-Blazy ni Védrine : un bilan ambitieux…

Tirer les grandes lignes du bilan de l’action du ministre des Affaires étrangères ne saurait nous faire oublier que les grandes orientations diplomatiques de la France demeurent a priori fixées par le président de la République. C’est ainsi que les positionnements de la France sur la Syrie, le Mali, l’Ukraine ou encore la COP21 demeurent, à l’origine, fonction des indications présidentielles, même si les ministres leur apposent par la suite leur touche personnelle.

À en croire le discours de clôture de la semaine des ambassadeurs prononcé par Laurent Fabius le 27 août 2015, l’action diplomatique de la France pouvait se targuer de « plusieurs aspects positifs » : « le nucléaire iranien », « l’accord de réconciliation et de paix au Mali », « la crise grecque » (en ce sens que la France a contribué à ce que l’on évite un « Grexit») ou encore les actions permettant la libération d’otages et les initiatives prises face au virus Ebola.

En revanche, Laurent Fabius reconnaissait que « la question israélo-palestinienne », « le drame syrien », « la lutte contre Daech », « la lutte contre Boko Haram », « la pauvreté de nombreux pays d’Afrique », les questions migratoires, la Libye ou encore l’Ukraine représentaient des dossiers au succès mitigé.

Le numéro 2 du gouvernement français rappelait cependant, à l’occasion du même discours, qu’il plaçait beaucoup d’espoirs sur la COP21. À l’heure où il quitte son ministère, la conférence sur le climat semble en effet compter parmi les points forts de son bilan. Sa promotion de l’événement (accueilli à Paris), son fort investissement personnel, la batterie d’engagements pris à son issue, la prise de conscience et la mobilisation qu’il a provoquées sont autant de points qui sont et resteront bel et bien mis à l’actif de M. Fabius. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il avait initialement tenu à ce que sa migration vers le Conseil constitutionnel se double de son maintien à la présidence de la COP21 jusqu’au passage de relais au Maroc en novembre 2016, un rêve désormais avorté.

… pour des résultats beaucoup plus timides

Sur le reste des dossiers, la relativisation de quasiment l’ensemble des actions françaises engagées à ce jour par le ministre sortant reste de mise. Outre le fait qu’éviter le Grexit n’est en rien la preuve d’un succès dans la gestion des problèmes et implications découlant du cas de la Grèce, l’autosatisfaction de M. Fabius sur le dossier iranien ne saurait occulter combien celui-ci avait adopté une ligne dure, voire intransigeante, chose que les Iraniens ne manqueront pas de lui rappeler. Ses doutes en la matière se prolongeront d’ailleurs longtemps après la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. En janvier 2016 encore, il en appelait à une attitude de vigilance (sous-entendant par là que l’on ne saurait faire totalement confiance aux Iraniens quant au respect de leurs engagements).

De fait, sur le Moyen-Orient en général, on ne peut dire que Laurent Fabius ait eu des positionnements réellement gages d’un engagement pacifique et/ou accompli de véritables percées diplomatiques. Sur le conflit israélo-palestinien, si la promotion par la France de la nécessaire reconnaissance d’un Etat palestinien est à mettre au crédit de la présidence Hollande, les appels de Laurent Fabius à une paix israélo-palestinienne auront pour leur part incarné, jusqu’au bout, l’exemple de phrases sans aboutissement réel.

Sur la Syrie, les multiples sorties verbales et menaces proférées à l’encontre du régime syrien n’auront pas empêché en retour l’éclosion du phénomène Daech, l’affirmation d’un bon millier de mouvements combattants le plus souvent radicaux (Front al-Nosra, Jaysh al-Islam…) et le maintien du régime syrien en place. Des affirmations similaires peuvent être faites concernant l’Irak, où la participation de la France à la coalition militaire anti-Daech à la fin 2014 n’a pas eu pour conséquence le rapide affaiblissement de l’organisation initialement escompté.

Avec l’arrivée de Laurent Fabius à la tête du Quai d’Orsay, la diplomatie française dans cette région du monde a confirmé en outre une tendance à l’alignement sur des positions idéologiques réactionnaires proches des néo-conservateurs états-uniens, tendance engagée par l’un de ses prédécesseurs, Bernard Kouchner. L’éloignement de plusieurs diplomates arabisants chevronnés vers des ambassades placées aux antipodes de leur expérience et de leur expertise participe aussi de cette politique de courte vue par laquelle s’est démarqué l’ancien ministre français des Affaires étrangères.

Ce dernier ne fera guère mieux dans ce qui semble demeurer l’« arrière-cour de la France », l’Afrique. Au Mali, si l’opération Serval – visant à soutenir le gouvernement et l’armée malienne dans la reconquête de leur intégrité territoriale face aux avancées de troupes djihadistes – a fait preuve d’un relatif succès, c’est très précisément à l’immixtion du ministre de la Défense qu’il convient d’attribuer les recadrages heureux. Un constat similaire s’impose au cas de l’opération Barkhane – qui a pris le relais de Serval en amplifiant l’échelle de la coopération à plusieurs pays africains – non évoquée cependant par M. Fabius lors de son discours aux ambassadeurs.

On ne saurait forcément reprocher ni à la France, ni à M. Fabius, les limites d’une stratégie ayant échoué jusqu’ici à couper l’herbe sous le pied de Daech ou Boko Haram. De même, les lignes de faille qui structurent le chaos libyen, amplifiées par l’intervention militaire dans le pays promue par Nicolas Sarkozy, ne sont en rien à mettre sur le compte de l’action diplomatique française de l’ère Hollande.
Cependant, les bourdes, imprécisions et raidissements d’un ministre passé maître dans l’exercice d’une diplomatie morale à géométrie variable n’ont pas été gages d’une contribution pleinement constructive.

Un atlantiste au-delà des conventions

Pour peu conventionnelles ou diplomatiques qu’elles soient, si ses appréciations selon lesquelles le président syrien « Bachar al-Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre » (août 2012) peuvent s’expliquer par des émotions d’ordre personnel, on ne peut que se demander en revanche dans quelle mesure un ministre qui déclarait, en décembre 2012 encore, que le Front al-Nosra (extension du mouvement al-Qaïda en Syrie) « fait du bon boulot », pouvait prétendre à une compréhension saine des logiques en place.

Pour beaucoup, les « vœux pieux de M. Fabius » l’ont cédé à des leçons de morale incompatibles avec sa fonction. Ses élans « pro-révolutionnaires » à géométrie variable (qui se sont beaucoup plus exprimés dans le cas de la Syrie que dans celui du Bahreïn, de l’Égypte ou du Tibet, par exemple), se sont doublés de bien des approximations en matière d’évaluation des rapports de force.

Quant à la tendance du ministre des Affaires étrangères à laisser son fort atlantisme (synonyme automatique de forte appréhension vis-à-vis de la Russie) prendre les devants, elle n’a pas été d’un grand secours pour des dossiers proches aux intérêts français et européens.

Ainsi, sur l’Ukraine, Fabius aura compté au rang des personnalités européennes les plus favorables à l’adoption de sanctions à l’encontre de la Russie. Outre qu’elle ne s’est pas avérée payante, sa posture n’empêchera pas la France de se contredire, lorsque ses intérêts le lui commanderont, et d’envisager une « coordination » de sa stratégie avec la Russie en matière de lutte contre Daech.

La même posture moraliste a souligné les contradictions d’une diplomatie qui s’insurge devant certaines situations, mais devient plus docile face à ses clients les plus importants, en matière d’armement notamment. Ainsi, l’exécution par l’Arabie Saoudite, en janvier 2016, de 47 personnes condamnées pour « terrorisme », aura été suivie par une visite de M. Fabius à Riyad, le 19 janvier 2016, placée sous le signe de l’excellente relation entre les deux pays.

La constance, une fois encore, est ce qui manque le plus dans cette attitude diplomatique française qui se veut moralisante tout en s’accordant le facile droit à l’exception. M. Fabius n’a en rien inauguré cette tendance ; par contre, parler d’un bilan exceptionnel pour un homme dont la seule contribution positive semble résider dans la « réussite » d’une conférence sur le climat qui paraissait acquise d’avance paraît de fait amplement démesuré.

À la recherche de la diplomatie française

En mars 2014, Laurent Fabius avait suscité l’ire de Matignon en annonçant la possible annulation d’un contrat de vente de deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie en représailles aux actions de Moscou en Ukraine. Ironie de l’histoire, le Premier ministre en poste était alors Jean-Marc Ayrault, celui-là même qui a pris maintenant les rênes de la diplomatie française.

Ayrault fera-t-il mieux que Fabius sur les quinze mois à venir ? En termes de résultats concrets, il est permis d’en douter, faute de temps plus que de volonté. Les chantiers dont il hérite nécessitent un travail de longue haleine dont les prérequis dépassent le cadre d’une année. Il demeurera néanmoins intéressant de voir dans quelle mesure il gérera des dossiers aussi déterminants que les situations en cours en Libye et en Syrie, les relations avec la Russie, son attitude vis-à-vis d’États-Unis qui se préparent à l’arrivée d’un nouveau président, ou encore la manière par laquelle il approchera l’Arabie saoudite en ces temps d’ouverture diplomatique – et économique – envers l’Iran.

Les performances et vagues déclarations de l’ancien Premier ministre sur le Moyen-Orient en particulier ne permettent en tous cas pas de se faire une idée concrète de sa pensée.

Il y a fort à parier que le style Ayrault – calme, distancié, plus sage – tranchera à plus d’un titre avec les ratés de l’ère Fabius. Le ministre sortant aura certes accompli des réformes qui resteront à son crédit en termes de restructuration et de modernisation du Quai d’Orsay (par exemple, les femmes y sont désormais mieux représentées) et d’élargissement de son champ de compétences (en y rattachant notamment le commerce extérieur et le tourisme). Mais il y a peu de chances au final que ces améliorations soient remarquées au-delà de l’Hexagone et des sphères administratives parisiennes et métropolitaines.

Ce qui manque réellement à la France, c’est de renouer avec ce qui fit son fort il fut un temps : le développement d’une diplomatie qui, outre ses résultats, soit audible. La Ve République a connu jusque récemment des exemples tels, mais ils n’ont pas dépassé les ères Hubert Védrine et Dominique de Villepin. Le style Ayrault ne nous ramènera pas forcément à ces temps, mais on ne peut que souhaiter qu’il fasse sentir aux citoyens français qu’ils ont des ministres qui savent les représenter, sinon par les idées, au moins par l’attitude.

Barah Mikail est professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint-Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre,  « Une nécessaire relecture du Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.