Béji Caïd Essebsi : Je n’aime pas le terme de printemps arabe qui est une création médiatique française


14 Novembre 2013

Tunisie : C’est le Béji hors micro et hors caméra. Le « Bajbouj » tel qu’en lui-même, franc, décapant, déroutant. Lors de ce déjeuner avec une vingtaine de journalistes français, Béji a aussi déclaré que « si la constituante est illégale, le reste l’est aussi », c’est-à-dire la présidence et le gouvernement. Il a aussi tenu des propos qui risquent de déplaire à son allié Hamma Hammami et à son partenaire conflictuel Rached Ghannouchi, à savoir qu’Ennahda « fonctionne comme un partie stalinien » ! Pour le vieux renard, les Etats-Unis ont longtemps cru que l’islamisme était la solution. Mais "l’expérience de l’Egypte va les faire réfléchir"!. Non sans amertume, il a dit qu’en 2011, « L’Europe nous a promis 25 milliards de dollars échelonnés sur 5 ans. La Tunisie n’a rien reçu ». Il s’est exprimé le 7 novembre dernier, devant l’Association de la presse diplomatique, à l’hôtel des Arts et Métiers à Paris. Une rencontre organisée à la Hosni Jemmali, avec le concours de Ferid Memmiche et la présence remarquée de Mohsen Marzouk et Rania, à laquelle ont répondu une vingtaine de journalistes, dont Vincent Hervouet, directeur adjoint de l’information sur LCI et Jean-Christophe Ploquin, rédacteur en chef de La Croix et auteur de ce compte rendu que nous reproduisons pour nos lecteurs. Seul le quotidien Le Monde n’a pas répondu à cette invitation. Il est vrai qu’on ne peut pas défendre deux causes : celles de leurs amis islamistes et celle des bourguibistes, le 7ème siècle et le 21ème siècle, comme le dit si bien Béji Caïd Essebsi.


Béji Caïd Essebsi a été ambassadeur de Tunisie en France au temps de Georges Pompidou! Difficile, lorsqu’on est arrière-grand-père, d’incarner une relève. Et pourtant, alors que la crise politique et institutionnelle s’éternise dans son pays, les sondages sont favorables à son parti, Nidaa Tounes, fondé il y a un an et trois mois, le plaçant en tête des intentions de vote en cas d’élections législatives.

Cet ancien président de la chambre des députés, qui appartenait, au temps du père de l’indépendance Habib Bourguiba, au courant libéral du parti socialiste destourien, a déjà joué les premiers rôles depuis le début de la révolution tunisienne. En février 2011, un mois après le renversement du président Zine el Abidine Ben Ali, il est choisi pour assurer la transition du pouvoir exécutif jusqu’à l’élection constituante. Celle-ci se déroule le 23 octobre 2011. Le 13 décembre, il remet les clés du pouvoir à Moncef Marzouki, président élu par la nouvelle assemblée au terme d’un accord avec le parti islamiste Ennahda, arrivé en tête.

Fréquemment en France, Béji Caïd Essebsi y a rencontré Rached Ghannouchi, le guide d’Ennahda, pour une discussion loin des micros, à la mi-août. En octobre, il a également été reçu pendant deux heures par le président algérien Abdelaziz Bouteflika, « un ami de 50 ans » – le lendemain, c’est Rached Ghannouchi qui était à son tour à Alger. Début novembre, Béji Caïd Essebsi était de nouveau à Paris, en même temps que Moncef Marzouki. C’est à cette occasion qu’il a été invité à s’exprimer devant l’Association de la presse diplomatique le 7 novembre.

 

 Le seul pays sauvable, c’est la Tunisie

 

« Je n’aime pas le terme de ‘printemps arabe’. C’est une création médiatique française », a insisté Béji Caïd Essebsi devant une trentaine de journalistes réunis autour d’un déjeuner. « Pour moi, il y a un début de printemps tunisien qui n’a pas encore réussi.  Dans les autres pays – l’Egypte, la Libye, pour ne pas parler de la Syrie, la situation est pire qu’avant. Le seul pays sauvable, mais pas encore sauvé, c’est la Tunisie, qui a connu une révolution sans précédent, œuvre de la jeunesse, notamment la jeunesse des régions déshéritées, mais qui n’avait pas d’encadrement, pas de leadership, pas d’idéologie ».

 

Deux périodes de transition

 

« Le pays a connu depuis deux périodes de transition », poursuit cet ancien avocat, qui avait pris ses distances avec la politique. « J’ai assuré la première, pendant neuf mois. Puis l’élection du 23 octobre 2011 a donné la majorité relative à des gens à référence islamiste, Ennahda. J’ai alors cédé le pouvoir, en pensant que la gouvernance continuerait à être démocratique, ce qui ne fut pas le cas ».

 

Ennahda a pris le train en marche

 

« Les dirigeants d’Ennahda ont pris le train en marche mais ils ont décrété qu’ils seraient les leaders de la révolution », explique ce vétéran de la politique, qui aime utiliser des phrases simples et imagées. « Comment résumer le résultat des élections d’octobre 2011? On peut répartir le vote en trois tiers. Ennahda a obtenu 1,5 million de voix qui lui ont permis d’avoir 89 sièges sur 217; presque autant de voix sont allées à d’autres partis qui ont obtenu le reste des sièges; et autant de suffrages ont été éparpillés entre une myriade de listes qui n’ont obtenu aucune représentation ».

 

Ennahda a asservi deux autres partis pour créer la troïka au pouvoir

 

« Ce résultat était prévisible. Même s’il était jusque là interdit, Ennahda était le parti le plus  ancien, le plus organisé, le plus hiérarchisé, » analyse Béji Caïd Essebsi. « Fort de ce résultat, il a passé une alliance avec deux autres formations, le Congrès pour la République de Moncef Marzouki et Ettakatol, membre de l’Internationale socialiste ! Il a asservi ces deux partis pour créer la troïka aujourd’hui au pouvoir ».

 

Certains disent que la situation actuelle est illégale

 

« Quel était le but de cette assemblée constituante« ?, interroge l’ancien ambassadeur à Paris, qui fut également en poste  à Bonn à la fin des années 1980. « Rédiger en un an une nouvelle Constitution. Or nous sommes entrés dans sa troisième année et nous n’avons toujours pas de Constitution. Cela fait dire à certains que la situation actuelle est illégale. Le gouvernement a été désigné par cette assemblée, le président aussi, or si la constituante est illégale, le reste l’est aussi ».

 

Si les partis démocratiques tiennent bon, Ennahda devra partir 

 

« Les gens d’Ennahda savent qu’ils n’ont pas réussi, qu’ils ne réussiront pas, qu’une bonne partie de leurs électeurs les ont quittés », assure Béji Caïd Essebsi. « Donc ils ne sont pas pressés d’organiser de nouvelles élections. Ils se disent  ‘attendons des jours meilleurs’. Mais ça ne marchera pas. Si les partis démocratiques tiennent bon et ne lâchent rien, ils devront partir. Ennahda va partir. Nous avons initié un dialogue mais il y a deux jours, nous avons décidé de le suspendre. Ce dialogue était mené entre deux entités qui ont des valeurs différentes sur tout ».

 

Ennahda fonctionne comme un parti stalinien

 

« Nous, nous voulons une Tunisie du 21° siècle », résume-t-il. « Ceux-là veulent une Tunisie du 7° siècle. Ce sont des salafistes. Il y a donc entre nous un écart de quatorze siècles! Leur notion de l’élection, c’est : ‘on est élu puis on ne part pas’. La nôtre est liée au principe de l’alternance. Sans alternance, il n’y a pas de démocratie. Ennahda fonctionne en outre comme un parti stalinien. Le guide décide et tous les autres lui obéissent. Et une fois qu’ils sont au pouvoir, leur principe c’est : les islamistes d’abord ».

 

Ni eux ni nous ne sont décidés à changer de système de valeurs

 

« Attention, il ne faut pas confondre les musulmans et l’islam politique qui essaie de prendre le pouvoir par l‘invocation de l’islam », souligne Béji Caïd Essebsi, qui n’hésite pas à utiliser des phrases coraniques dans la littérature de propagande de Nidaa Tounes. « Le grand reproche que je leur fais n’est d’ailleurs pas d’être islamiste mais de ne pas faire le job de gouvernant. La Tunisie est plongée dans une crise multiforme, politique, économique, sociale, sécuritaire. Elle ne peut en sortir que s’il y a un large consensus politique. Or il y a aujourd’hui deux familles difficiles à concilier. Ni eux ni nous ne sont décidés à changer de système de valeurs et de gouvernance. Ennahda est en outre divisé entre extrémistes et modérés.

 

Créer la coalition la plus large possible

 

« Comment en sortir? En organisant de nouvelles élections », assure le roué opposant, confiant dans les sondages. « En fonction des résultats, il faudra créer la coalition la plus large possible. A priori, aucun parti ne peut gouverner seul. Moi-même, je parle avec tout le monde. Si Ennahda a des députés,  pourquoi ne pas l’inclure dans une alliance? On ne regarde pas la couleur de l’eau quand il faut la jeter sur l’incendie ».

 

Le pays affronte aujourd’hui le terrorisme

 

« Ce qui est sûr, c’est que la Tunisie, comme tous les pays en voie de développement, a besoin d’ordre », assène Béji Caïd Essebsi. « Le pays affronte aujourd’hui le terrorisme, à cause notamment du laxisme des autorités actuelles. Elles ont longtemps laissé se développer un radicalisme qui menace aujourd’hui toute la région. Ghannouchi, en parlant des militants salafistes, n’a-t-il pas dit :’ce sont nos enfants’? Les Américains pensent qu’Ennahda a laissé faire l’attaque contre leur ambassade en septembre 2012 ».

 

En Syrie, 902 Tunisiens ont déjà été tués

 

« Aujourd’hui, des milliers de jeunes Tunisiens se sont laissé entrainer », déplore le vieux militant libéral. « Il y a des djihadistes qui combattent au Mont Chaambi, à la frontière avec l’Algérie. Treize Tunisiens ont participé à la prise d’otages d’In Amenas, en janvier dernier; 902 Tunisiens ont déjà été tués en Syrie dans les combats contre le régime, la plupart ont été inhumés sur place. Ils meurent mais il en reste encore ! Les pouvoirs publics n’ont pas été vigilants. Ils commencent tout juste. La Tunisie a un islam modéré qui date du temps où elle est devenue musulmane, au 7ème-8ème siècles. Elle a rejeté dès le 18° siècle le wahhabisme qui venait de la péninsule arabique ».

 

Comme le soutien des pays amis a fait défaut, la Tunisie stagne

 

« La Tunisie a besoin d’un gouvernement stable », conclut Béji Caïd Essebsi. « Elle a besoin du soutien des pays amis, surtout de l’Europe avec qui nous réalisons 80% de nos échanges et avec qui nous avions été les premiers à signer un accord d’association. La Tunisie peut avoir une gouvernance démocratique, il y a les ingrédients. Si ce soutien était venu, je pense que le pays aurait faut un pas en avant. Comme ce soutien a fait défaut, la Tunisie stagne », regrette-t-il, en  expliquant qu’en 2011, « on nous a promis 25 milliards de dollars échelonnés sur 5 ans » mais que « la Tunisie n’a rien reçu ».


Nous avons acheté des hélicoptères militaires à la France

 

Nous avons aussi besoin de soutien dans la bataille contre le terrorisme. Il nous faut des hélicoptères. L’armée n’en avait pas et on a perdu beaucoup d’hommes à cause de cela, face aux djihadistes qui sont mieux armés, du fait que la Libye voisine est devenue un vaste magasin d’armements. Depuis, nous avons acheté des hélicoptères à la France ».

 

La Libye, un pays aujourd’hui ingouvernable

 

« La sécurité de tous nos pays est liée », rappelle-t-il. « Nous avons 600 km de frontière commune avec la Libye, un pays aujourd’hui ingouvernable où il n’y a pas d’Etat mais des milices agressives les unes envers les autres. Entre cette situation et le régime  Kadhafi, c’est comme s’il avait fallu choisir entre la peste et le choléra. Les États-Unis, notamment, ont pendant de longues années admis sans difficulté l’idée que des islamistes s’installent au pouvoir dans les pays musulmans.  Ils ont cru que les islamistes représentaient une des solutions. L’expérience de l’Égypte va les faire réfléchir ».

 

Jean-Christophe Ploquin, sur son blog « Paris Planète », le 11 novembre 2013.

Précision

Au sujet des hélicoptères "achetés" à la France, Georges Malbrunot, journaliste au Figar, vient d'écrire sur son blog : 
Paris est en discussion avancée avec les autorités tunisiennes pour finaliser la vente de six hélicoptères destinés à la lutte anti terroriste menée par les forces spéciales tunisiennes contre les infiltrations à partir du sud du territoire. Une délégation du Quai d’Orsay est actuellement à Tunis pour négocier les conditions du financement de ce contrat, premier du genre entre la France et la Tunisie post Ben Ali, se félicite une source proche du dossier. Il s’agit de six hélicoptères de transport Caracal fabriqués par le groupe Eurocopter pour un montant de 300 millions d’euros environ. L’issue des négociations est attendue pour la fin de l’année. « Mais les autorités tunisiennes veulent que Paris consente à un financement avantageux », souligne la source qui rappelle que les Etats-Unis sont en embuscade, prêts de leur côté à vendre des hélicoptères Black Hawks à Tunis. Malgré les difficultés qui restent à surmonter, la partie française voit dans la signature déjà effectuée d’une lettre d’intention un « geste politique » de la part des autorités tunisiennes, désireuses de tourner la page du refroidissement entre Paris et Tunis à la chute du régime Ben Ali (Blog de Georges Malbrunot, 14 novembre 2013).TunisieSecret