le défunt Abdelwahab Meddeb, un intellectuel tunisien qui a combattu l'extrémisme jusqu'à la dernière minute de sa vie.
Voici d’abord son appel à voter pour Nidaa Tounes aux élections législatives et pour Béji Caïd Essebsi aux présidentielles, publié par le site tunisien Leaders, le 5 octobre 2014 :
« Je vote Nidâ’ Tounis, pour les législatives et Béji Caïd Essebsi pour les présidentielles, en dehors de toutes autres considérations, car si l’on se met à les considérer, il y aurait beaucoup à dire, il y aurait matière à empêcher un tel choix. Je vote Nidâ’ et BCE car ce sont le seul parti et la seule personnalité qui ont les moyens de rééquilibrer le paysage politique pour le rendre au moins conforme aux rapports de force qui divisent notre société.
C’est un vote de salut public. L’enjeu concerne l’avenir au long cours de notre pays. Nous sommes devant le choix entre d’une part une société ouverte, dynamique, adaptée aux mœurs du notre siècle, n’ayant pas peur de regarder vers l’avenir ; et, d’autre part, une société close, régressive, archaïque, engluée dans la confusion entre religion et politique, ramenant la croyance à l’adhésion à un dogme appauvri, aminci, stérile, assimilé à une vérité indiscutable, dépouillé de sa propre culture fondée sur une théologie du doute, de la pluralité des opinions, de la controverse comme de l’interrogation et du sentiment de perplexité, d’angoisse, que suscite la question religieuse. Nous estimons que la vision globalisante de l’islam s’est transformée en une idéologie totalitaire qui ne peut conduire qu’au fascisme.
Pour retrouver l’air frais de la liberté et nous éloigner de l’étouffement que procure la colonisation des âmes, je vote Nida’ et Béji. En dehors de toute autre considération. Cela s’appelle voter utile pour le bien public. C’est vers ce choix que devrait s’orienter la volonté du peuple afin que sa souveraineté soit affermie ».
Voici la réponse d’Abdelwahab Meddeb à ses détracteurs, publiée par Leaders, le 6 octobre 2014 :
Je me dois de clarifier ma position exprimée dans « Je vote » rendue publique par le site Leaders dimanche 5 octobre 2014, et largement diffusée sur Facebook. Elle a été criblée par des critiques, qui sont loin d’être majoritaires, émanant pour une bonne part de l’extrême gauche. On a même évoqué « La trahison des clercs », de Benda. Ma mue de l’extrême gauche à une ouverture critique sur le phénomène de la mondialisation s’est faite à la toute fin des années 1980.
Edouard Glissant la nomme pour les poètes mondialité afin de se démarquer de la mondialisation qui, pour le malheur du monde et des peuples, offre aux banquiers une hégémonie malsaine et dévastatrice. Le poète, nomade d’un nouveau genre, est désormais transfrontalier, il dépasse l’opposition Orient/Occident, Nord/Sud, il se défait du prurit identitaire souvent associé au réflexe de la diabolisation de l’Occident par la non-Europe (concept qui opère dans La crise des intellectuels arabes, essai écrit par l’historien Abdellah Laroui paru dans les années 1970).
Le poète puise dans toutes langues, dans toutes les traditions, classiques ou vernaculaires, écrites ou orales, pour donner des fragments du miroir brisé d’un poésie à venir. Ma propre mutation s’est aussi précipitée à la lecture de deux écrivains latino-américains, le romancier colombien Mario Vargas Llossa et surtout le poète et essayiste mexicain Octavio Paz qui ont, l’un et l’autre, suscité une vaste polémique en s’attaquant aux idées d’extrême gauche, si prégnantes dans le milieu intellectuel sous-continent.
Ils ont associé ces idées de leurs collègues à des utopies qui entravent, sinon à de vaines illusions, à des chimères, ou, plus grave encore, à des dogmes. Nos deux écrivains rappellent souvent que l’idée d’extrême-gauche est souvent atteinte par la maladie de l’identité qui clôture les champs de la création et de la pensée et qui voue aux gémonies la chose occidentale. Non, disent-ils, l’Occident n’est pas le mal absolu, il n’est pas d’un seul tenant, nous avons à cheminer avec sa part positive.
Pourtant, ni Llossa, ni Paz n’ont rompu avec Gabriel Garcia Marquez qui, lui, est resté fidèle à l’idée communiste, sans jamais partager le sentiment de phobie que suscite l’Occident. Et Régis Debray, si impliqué par son passé dans le maquis guévariste, a procédé lui aussi à une mue qui allait dans le même sens. Après l’apocalypse du 11 septembre à New-York City, deux philosophes que tout sépare, Derrida et Habermas, ont convenu de faire du nine eleven un concept qui oblige à revenir aux positivités de legs occidental : eux qui en étaient, chacun à sa manière, archi critiques, se sont accordés pour ce retour aux Lumières tel qu’elles se sont cristallisée à travers la cosmopolitique de Kant ; et à la démocratie, qui même où elle est enracinée, reste toujours marquée par des manques ; elle est toujours à venir.
De même, Edouard Glissant, dans la polémique suscitée par la créolité (qui appelait à s’enraciner dans l’identité des Caraïbes et à être phobique de l’Occident, institué ennemi à jamais) ; eh bien ! Edouard a refusé et l’enfermement dans l’enclos de l’identité et la condamnation de l’Occident ou des Lumières, à cause de leur implication dans ces péchés cardinaux que sont l’esclavage et le colonialisme. Mais il n’est de pardon que de pardonner l’impardonnable, dirait Derrida. Ce fut cet horizon-là que traça Mandela pour son action politique. Toutefois, ne fut possible la réconciliation dans une Afrique du sud multicolore, que par la théâtralisation à l’échelle de toute une société par des procès qui mettent face à face la victime et le « perpétrateur », néologisme préféré à « bourreau ».
Ainsi, dans la réconciliation obtenue après l’instruction du crime perpétré au nom de l’Apartheid, idéologie raciste s’il en est, il restera toujours la part de l’irréconciliable entretenue dans le cœur de la victime. Je finirai par l’évocation d’une zone effervescente de la Non-Europe, je nomme l’Inde. Ses écrivains, ses intellectuels, ses académiques ont décidé d’adopter les Lumières occidentales enrichies par leur annonce dans les traditions indiennes. Cela a été la ligne de conduite de Gandhi, ce qui lui donne une position morale supérieure au colonisateur britannique, traître à sa plus belle invention.
C’est Gandhi qui honore l’invention occidentale des Lumières, affermie et enrichie par les annonces qui en étaient les signes avant-coureurs tapis sous les plis des traditions d’Inde.Ce sera désormais la tâche de la non-Europe, pour la mondialité cosmopolitique à venir, que pratiquent déjà des nomades d’un nouveau genre, transfrontaliers, pèlerins, errants. C’est de ce climat, de cette évolution historique que j’écris du poème à l’annonce d’un choix dans une situation politique qui exige l’urgence et engage ce que Heidegger nomme le destinal d’un peuple, d’une nation. C’est la ligne d’horizon que je me suis tracée.
Et ma prise de position dans « Je vote » s’inscrit dans cette même urgence, ce même destinal. Certains me reprochent d’avoir abandonné l’art de la nuance qui m’est en effet cher. Mais dans l’urgence et affronté au destinal, il faut être aussi tranchant qu’un sabre de samouraï. Vous aurez aussi compris que je ne suis pas les lignes multiples tracées par Bourdieu, Toni Negri, Aganben ou encore Badiou. Pourtant, je continue de les fréquenter et de les lire avec, bien sûr, mes lunettes et mon tamis. De leurs marges, de leurs digressions, de leurs détails, j’en tire une substantifique moelle.
Vous aurez de même compris que, pour moi, la référence à Benda et consorts, est obsolète. Sachez enfin que toute critique est la bienvenue, sauf celle qui contrevient à la civilité par l’usage de l’insulte.
Abdelwahab Meddeb
« Je vote Nidâ’ Tounis, pour les législatives et Béji Caïd Essebsi pour les présidentielles, en dehors de toutes autres considérations, car si l’on se met à les considérer, il y aurait beaucoup à dire, il y aurait matière à empêcher un tel choix. Je vote Nidâ’ et BCE car ce sont le seul parti et la seule personnalité qui ont les moyens de rééquilibrer le paysage politique pour le rendre au moins conforme aux rapports de force qui divisent notre société.
C’est un vote de salut public. L’enjeu concerne l’avenir au long cours de notre pays. Nous sommes devant le choix entre d’une part une société ouverte, dynamique, adaptée aux mœurs du notre siècle, n’ayant pas peur de regarder vers l’avenir ; et, d’autre part, une société close, régressive, archaïque, engluée dans la confusion entre religion et politique, ramenant la croyance à l’adhésion à un dogme appauvri, aminci, stérile, assimilé à une vérité indiscutable, dépouillé de sa propre culture fondée sur une théologie du doute, de la pluralité des opinions, de la controverse comme de l’interrogation et du sentiment de perplexité, d’angoisse, que suscite la question religieuse. Nous estimons que la vision globalisante de l’islam s’est transformée en une idéologie totalitaire qui ne peut conduire qu’au fascisme.
Pour retrouver l’air frais de la liberté et nous éloigner de l’étouffement que procure la colonisation des âmes, je vote Nida’ et Béji. En dehors de toute autre considération. Cela s’appelle voter utile pour le bien public. C’est vers ce choix que devrait s’orienter la volonté du peuple afin que sa souveraineté soit affermie ».
Voici la réponse d’Abdelwahab Meddeb à ses détracteurs, publiée par Leaders, le 6 octobre 2014 :
Je me dois de clarifier ma position exprimée dans « Je vote » rendue publique par le site Leaders dimanche 5 octobre 2014, et largement diffusée sur Facebook. Elle a été criblée par des critiques, qui sont loin d’être majoritaires, émanant pour une bonne part de l’extrême gauche. On a même évoqué « La trahison des clercs », de Benda. Ma mue de l’extrême gauche à une ouverture critique sur le phénomène de la mondialisation s’est faite à la toute fin des années 1980.
Edouard Glissant la nomme pour les poètes mondialité afin de se démarquer de la mondialisation qui, pour le malheur du monde et des peuples, offre aux banquiers une hégémonie malsaine et dévastatrice. Le poète, nomade d’un nouveau genre, est désormais transfrontalier, il dépasse l’opposition Orient/Occident, Nord/Sud, il se défait du prurit identitaire souvent associé au réflexe de la diabolisation de l’Occident par la non-Europe (concept qui opère dans La crise des intellectuels arabes, essai écrit par l’historien Abdellah Laroui paru dans les années 1970).
Le poète puise dans toutes langues, dans toutes les traditions, classiques ou vernaculaires, écrites ou orales, pour donner des fragments du miroir brisé d’un poésie à venir. Ma propre mutation s’est aussi précipitée à la lecture de deux écrivains latino-américains, le romancier colombien Mario Vargas Llossa et surtout le poète et essayiste mexicain Octavio Paz qui ont, l’un et l’autre, suscité une vaste polémique en s’attaquant aux idées d’extrême gauche, si prégnantes dans le milieu intellectuel sous-continent.
Ils ont associé ces idées de leurs collègues à des utopies qui entravent, sinon à de vaines illusions, à des chimères, ou, plus grave encore, à des dogmes. Nos deux écrivains rappellent souvent que l’idée d’extrême-gauche est souvent atteinte par la maladie de l’identité qui clôture les champs de la création et de la pensée et qui voue aux gémonies la chose occidentale. Non, disent-ils, l’Occident n’est pas le mal absolu, il n’est pas d’un seul tenant, nous avons à cheminer avec sa part positive.
Pourtant, ni Llossa, ni Paz n’ont rompu avec Gabriel Garcia Marquez qui, lui, est resté fidèle à l’idée communiste, sans jamais partager le sentiment de phobie que suscite l’Occident. Et Régis Debray, si impliqué par son passé dans le maquis guévariste, a procédé lui aussi à une mue qui allait dans le même sens. Après l’apocalypse du 11 septembre à New-York City, deux philosophes que tout sépare, Derrida et Habermas, ont convenu de faire du nine eleven un concept qui oblige à revenir aux positivités de legs occidental : eux qui en étaient, chacun à sa manière, archi critiques, se sont accordés pour ce retour aux Lumières tel qu’elles se sont cristallisée à travers la cosmopolitique de Kant ; et à la démocratie, qui même où elle est enracinée, reste toujours marquée par des manques ; elle est toujours à venir.
De même, Edouard Glissant, dans la polémique suscitée par la créolité (qui appelait à s’enraciner dans l’identité des Caraïbes et à être phobique de l’Occident, institué ennemi à jamais) ; eh bien ! Edouard a refusé et l’enfermement dans l’enclos de l’identité et la condamnation de l’Occident ou des Lumières, à cause de leur implication dans ces péchés cardinaux que sont l’esclavage et le colonialisme. Mais il n’est de pardon que de pardonner l’impardonnable, dirait Derrida. Ce fut cet horizon-là que traça Mandela pour son action politique. Toutefois, ne fut possible la réconciliation dans une Afrique du sud multicolore, que par la théâtralisation à l’échelle de toute une société par des procès qui mettent face à face la victime et le « perpétrateur », néologisme préféré à « bourreau ».
Ainsi, dans la réconciliation obtenue après l’instruction du crime perpétré au nom de l’Apartheid, idéologie raciste s’il en est, il restera toujours la part de l’irréconciliable entretenue dans le cœur de la victime. Je finirai par l’évocation d’une zone effervescente de la Non-Europe, je nomme l’Inde. Ses écrivains, ses intellectuels, ses académiques ont décidé d’adopter les Lumières occidentales enrichies par leur annonce dans les traditions indiennes. Cela a été la ligne de conduite de Gandhi, ce qui lui donne une position morale supérieure au colonisateur britannique, traître à sa plus belle invention.
C’est Gandhi qui honore l’invention occidentale des Lumières, affermie et enrichie par les annonces qui en étaient les signes avant-coureurs tapis sous les plis des traditions d’Inde.Ce sera désormais la tâche de la non-Europe, pour la mondialité cosmopolitique à venir, que pratiquent déjà des nomades d’un nouveau genre, transfrontaliers, pèlerins, errants. C’est de ce climat, de cette évolution historique que j’écris du poème à l’annonce d’un choix dans une situation politique qui exige l’urgence et engage ce que Heidegger nomme le destinal d’un peuple, d’une nation. C’est la ligne d’horizon que je me suis tracée.
Et ma prise de position dans « Je vote » s’inscrit dans cette même urgence, ce même destinal. Certains me reprochent d’avoir abandonné l’art de la nuance qui m’est en effet cher. Mais dans l’urgence et affronté au destinal, il faut être aussi tranchant qu’un sabre de samouraï. Vous aurez aussi compris que je ne suis pas les lignes multiples tracées par Bourdieu, Toni Negri, Aganben ou encore Badiou. Pourtant, je continue de les fréquenter et de les lire avec, bien sûr, mes lunettes et mon tamis. De leurs marges, de leurs digressions, de leurs détails, j’en tire une substantifique moelle.
Vous aurez de même compris que, pour moi, la référence à Benda et consorts, est obsolète. Sachez enfin que toute critique est la bienvenue, sauf celle qui contrevient à la civilité par l’usage de l’insulte.
Abdelwahab Meddeb
Abdelwahab Meddeb dans le sud tunisien.